Le “Prix européen Charles Quint” : De la géopolitique bien comprise à la déformation de l’Histoire

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Il y a quelques semaines, l’Union Populaire Républicaine proposait une analyse très éclairante sur le Prix Charlemagne [1], récompense créée en 1950 afin de rendre publics les « mérites » des plus fervents défenseurs de la « construction européenne ».

Comme à son habitude, la propagande européiste n’hésite pas à s’emparer de tous les événements et personnages historiques susceptibles de donner de l’eau à son moulin, se saisissant dans le cas présent du roi des Francs (768-814) et empereur d’Occident (800-814).

Le phénomène est cependant loin d’être circonscrit à la seule Allemagne, puisqu’il existe de nombreux autres prix liés à l’Union européenne et à ses avatars.

Parmi les plus importants, citons le Prix européen Charles Quint, délivré tous les deux à trois ans en Espagne depuis 1995. La liste de ses récipiendaires [2] est tout à fait éloquente, puisqu’il ne s’agit que d’hommes politiques ayant contribué de près ou de loin à la mise en place du système absurde, autobloquant et catastrophique que nous connaissons aujourd’hui.

C’est ainsi qu’ont été distingués, entre autres :

  • les Français Jacques Delors (président de la Commission européenne de 1985 à 1995, avocat de l’Europe fédérale et fondateur du groupe de réflexion « Notre Europe ») en 1995 et Simone Veil (présidente du Parlement européen de 1979 à 1982 et membre de l’Union des Démocrates et Indépendants, parti favorable au fédéralisme européen) en 2008 ;
  • le Belge Wilfried Martens (brièvement président du Conseil européen en 1987 et président du Parti populaire européen de 1980 à 2013) en 1998 ;
  • ou bien encore l’Espagnol Felipe González Márquez (président du gouvernement espagnol de 1982 à 1996, qui a négocié et ratifié à ce titre l’entrée de l’Espagne dans la Communauté économique européenne en 1986).
Felipe González signe l’acte d’adhésion de l’Espagne à la Communauté économique européenne le 1er janvier 1986 au Palais royal d’Orient, à Madrid ; De la géopolitique bien comprise à la déformation de l’ Histoire

Felipe González signe l’acte d’adhésion de l’Espagne à la Communauté économique européenne le 1er janvier 1986 au Palais royal d’Orient, à Madrid

L’on notera dans cette liste les étroits rapports qu’entretiennent les lauréats du Prix européen Charles Quint avec son équivalent allemand, puisque Jacques Delors a obtenu ce dernier en 1992, comme cela a été le cas pour Simone Veil en 1982 ou pour Javier Solana Madariaga en 2007.

Le matraquage européiste est donc permanent et ce sont toujours les mêmes figures de proue et la même idéologie qui sont mises sous le feu des projecteurs.

Il est également effarant de constater la collusion généralisée (et toujours passée sous silence dans les grands médias) entre l’idée européiste et les intérêts américains.

Ainsi Mikhaïl Gorbatchev, récipiendaire du Prix européen Charles Quint en 2002, a-t-il conduit entre 1985 et 1991 la dissolution de l’URSS au plus grand bénéfice des États-Unis d’Amérique, alors devenus hyperpuissance. Les européistes semblent donc reconnaître que l’ancien secrétaire général du Parti communiste de l’Union soviétique a œuvré en même temps dans l’intérêt de Washington et dans celui de Bruxelles, un peu comme si le destin des institutions européennes dépendait totalement de celui du pouvoir américain.

Pourtant, il y a plus frappant encore avec la figure de Javier Solana, qui est passé sans sourciller du poste de secrétaire général de l’OTAN (qu’il occupait entre 1995 et 1999) à celui de haut représentant pour la politique étrangère et de sécurité commune de l’Union européenne (il a d’ailleurs été le dernier à l’occuper, de 1999 à 2009). Tout comme le prix Charlemagne récompensait tacitement le rôle décisif des États-Unis d’Amérique en distinguant le président William Jefferson Clinton en 2000, le prix Charles Quint fait de la géopolitique sans en avoir l’air.

Javier Solana Madariaga au siège de l’OTAN, situé à Bruxelles. " Charles Quint " : De la géopolitique bien comprise à la déformation de l’ Histoire

Javier Solana Madariaga au siège de l’OTAN, situé à Bruxelles

Mais il y a encore plus intéressant. Les deux récompenses se ressemblent également dans la façon qu’elles ont de s’approprier le passé national de divers pays européens pour le rendre conforme à l’idéologie européiste dominante. Chaque récipiendaire du Prix Charlemagne visite le palais de l’empereur à Aix-la-Chapelle et se recueille devant son trône, faisant de l’une des figures majeures de l’histoire française, allemande et italienne un « Européen avant l’heure ».

De même, le Prix européen Charles Quint est remis dans le monastère hiéronymite de Yuste, à Cuacos de Yuste, en Estrémadure (Sud-Ouest de l’Espagne).

C’est dans ce bâtiment que l’ancien souverain est venu achever sa vie, entre 1556 et 1558, et il s’agit de l’un des lieux les plus symboliques de l’histoire espagnole. Rien n’est trop beau pour donner une patine historique et une légitimité au projet de « construction européenne », puisque ce prix est décerné par le roi d’Espagne lui-même (nommément Juan Carlos Ier) ou, en son absence, par l’héritier du trône espagnol, le prince des Asturies (nommément Philippe de Bourbon et de Grèce).

monastere-hieronymite-Cuacos-Yuste ; De la géopolitique à la déformation de l' Histoire

Une vue extérieure du monastère hiéronymite de Cuacos de Yuste, qui fait partie du « Patrimoine national » (« Patrimonio nacional »), c’est-à-dire des palais, monastères et sanctuaires placés sous le patronage direct de la Couronne espagnole et gérés par le ministère de la Présidence

C’est dans le sublime cadre de ce monastère de style gothique et renaissance qu’a été distingué à son tour, le 16 janvier 2014, le Portugais José Manuel Durão Barroso, président de la Commission européenne depuis 2004.

 L’UPR a déjà rappelé qu’il a été recruté par Frank Carlucci, ambassadeur des États-Unis d’Amérique à Lisbonne, pour devenir un agent favorable aux intérêts américains dans les années 1970 [3]. En présence, entre autres, du prince des Asturies ; du président de la communauté autonome d’Estrémadure, José Antonio Monago Terraza ; ou de l’évêque de Plasencia, Amadeo Rodríguez Magro, le président du gouvernement espagnol, Mariano Rajoy, a ainsi prononcé un discours dans lequel il rappelait que l’histoire de l’Espagne et du Portugal tendait naturellement vers l’unification européenne et ce à toutes les époques [4].

José Manuel Durão Barroso devenait ainsi l’illustre successeur d’une noble lignée d’européistes convaincus, quelques semaines avant la tenue d’une manifestation traditionnelle nationale et régionale, la « route de l’Empereur »[5].

De la géopolitique à la déformation de l'Histoire

16 janvier : le portugais José Manel Barroso, président de la commisson européenne, reçoit le Prix Charles Quint de la main du prince des Asturies Felipe, héritier du trône espagnol.

De la géopolitique bien comprise à la déformation de l’Histoire

UNE CONTRADICTION POLITIQUE AVEUGLANTE

Bien entendu, aucun européiste ni aucun média ne signalera la contradiction politique évidente entre le projet européen, qui se réclame sans cesse de la démocratie et des droits de l’homme, et le règne de Charles Quint, qui n’était guère plus soucieux de la démocratie que les autres souverains européens.

Personne ne notera non plus que ni l’empire carolingien, ni l’empire de Charles Quint ne recouvrait toute l’Union européenne actuelle : le premier ne comprenait qu’une très petite partie de l’Espagne, par exemple, tandis que le second était très largement tourné vers la rive méridionale de la Méditerranée (avec les places fortes du Maghreb) ou l’Atlantique (avec les possessions espagnoles d’Amérique) mais ne s’étendait ni jusqu’en Scandinavie, ni jusqu’aux îles britanniques.

Il est d’ailleurs curieux qu’une construction qui prétende s’inspirer des valeurs de libre coopération et affirme défendre la paix ne cesse d’honorer un passé plus que guerrier, puisque tant Charlemagne que Charles Quint, comme tous les souverains d’Ancien Régime, ont constitué leur empire par des héritages familiaux, des procédés guère transparents ou des conflits permanents.

C’est ainsi que Charles de Habsbourg, né en 1500, a hérité entre autres de terres situées en Autriche, en Bourgogne et dans l’actuel Benelux par ses grands-parents paternels, Maximilien ier du Saint-Empire et Marie de Bourgogne ; tandis qu’il a bénéficié du legs de ses grands-parents maternels, Isabelle de Castille et Ferdinand d’Aragon, devenant ainsi roi d’Espagne (sous le nom de Charles Ier, où il est généralement désigné ainsi), ce qui comprenait également un empire méditerranéen en Italie et en Grèce ainsi qu’un empire de portée mondiale (notamment en Amérique et en Asie).

Isabelle-de-Castille ; De la géopolitique bien comprise à la déformation de l’ Histoire

Une statue d’Isabelle de Castille (1474-1504), grand-mère maternelle de Charles Quint, dans les jardins de Sabatini, à Madrid

Signalons que cette récupération, qui fait fi des contextes, des valeurs propres à chaque époque et des réalités historiques, ne fait pas l’unanimité outre-Pyrénées, notamment parmi les esprits les plus éclairés. Charles Quint reste pour l’Espagne et les Espagnols une figure incontournable et fondatrice de leur histoire, au même titre que Charlemagne ou Louis XIV pour la France[6].

Certains n’hésitent pas à mettre en doute, parfois avec une ironie mordante, la pertinence de tels rapprochements, comme Antonio Miguel Bernal. Cet historien espagnol critique très largement l’assimilation de Charles Quint aux « valeurs » dont se gargarisent les européistes dans un ouvrage intitulé España, proyecto inacabado – Costes/beneficios del imperio [7] (paru à Madrid chez Marcial Pons en 2008).

Tout spectateur de ces grossières manipulations, s’il se montre un peu attentif, devrait avoir ces quelques mots en tête : « Comme l’écrira Rassov en 1958, il faut se méfier des manipulations indécentes des hommes politiques ou des partisans du symbolisme […] [et de] ceux qui veulent faire de Charles le champion de l’idée d’une Europe unie – précédent direct de l’actuelle Union européenne […] »[8].

En attendant, la propagande européiste, qui fait son miel de tout, n’hésite pas à poursuivre son ouvrage de mensonge historique, de destruction des nations et de géopolitique au service de Washington.

N.K
===== NOTES =====

[1] L’analyse en question est disponible à cette adresse : https://www.upr.fr/videos/emissions-radio-tv/le-prix-charlemagne-decrypte

[2] Cette liste est consultable sur le site officiel de la Fondation-Académie européenne de Yuste, en espagnol ou en anglais : http://www.fundacionyuste.es

[3] Lire par exemple ce billet daté du 25 juin 2013 : https://www.upr.fr/presse/communiques-de-presse/polemique-barroso-lupr-denonce-linsolence-dune-caste-de-dictateurs-non-elus-acquise-aux-interets-americains

[4] Un extrait en est disponible ici en espagnol : http://youtu.be/UwMd7le2bMY

 [5] Il s’agit d’une série de défilés et des commémorations se déroulant chaque année entre les localités espagnoles qui ont accueilli Charles Quint dans une étape décisive de sa trajectoire espagnole, de Laredo, en Cantabrie (Nord-Ouest du pays), jusqu’à Cuacos de Yuste. Une chevauchée en costumes d’époque a d’ailleurs lieu en Estrémadure entre janvier et février.

 [6] C’est d’ailleurs pour cette raison que sa figure fait l’objet de tant d’ouvrages, d’analyses et de débats parfois âpres et passionnés en Espagne

 [7] La traduction du titre en français pourrait être : L’Espagne, projet inachevé – Coûts/bénéfices de l’empire

 [8] C’est nous qui traduisons cet extrait de la page 57