L’OUTRE-MER, ÉGALEMENT VICTIME DE L’UNION EUROPÉENNE : Le cas du chantier du nouveau CHU de la Guadeloupe, des rêves aux réalités… par Jack de l’Or

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Avertissement : le sujet que nous abordons ci-après peut sembler anecdotique pour les non-résidents de ce département français de Guadeloupe. Pourtant, il est une parfaite illustration des mécanismes qui se déroulent de façon diffuse, subreptice et mensongère, à l’échelle de toute la nation française, et qui mènent à sa destruction… Ce dossier implacable et précis a été réalisé par un spécialiste de la question, adhérent UPR qui juge plus prudent de publier sous le pseudonyme de “Jack de l’Or”.

 

En 2007, le conseil d’administration du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Pointe-à-Pitre/Abymes (Guadeloupe) décidait de la construction d’un nouvel établissement (1).

Le budget total de ce projet fut établi à 600 millions d’euros, avec des travaux ayant débuté mi-2016 (terrassement) et devant s’achever en 2022. Ce chantier, le plus important qu’ait connu la Guadeloupe de toute son histoire, représente 82 000 m² et 5 millions d’heures de travail, soit environ 3 000 emplois pendant 5 ans.

Autant dire qu’à l’échelle de la Guadeloupe, département fortement touché par le chômage (24% en 2016), un tel projet devrait avoir des retombées colossales et très attendues sur l’économie locale. C’était l’illustration du célèbre dicton du député de la IIe République Martin Nadaud : “Quand le bâtiment va, tout va !”

 

Vues d’artiste du futur CHU de la Guadeloupe

 

DES PROMESSES EN L’AIR ET À LA PELLE :

  • le 30 septembre 2013 France-Antilles, principal journal local, rapportait que “les élus du Conseil général avaient voté à l’unanimité une résolution relative aux enjeux de la reconstruction du CHU. Celle-ci était envoyée à la ministre de la Santé, Marisol Touraine… de manière à ce que la ministre prenne, sur le terrain, toute la mesure des enjeux sécuritaires sanitaires, humains et économiques de cette reconstruction”.

 

  • le 30 janvier 2017, France-Antilles rapportait que le leader syndical Elie Domota (2) avait “écrit à la ministre des Outre-mer pour lui demander de veiller à l’intégration de clauses sociales, comme le prévoit le code des marchés publics, quant à l’embauche des travailleurs locaux éloignés de l’emploi.”(3)

 

  • le 11 juillet 2017, une charte de la commande publique cosignée par la direction générale du CHU et le Préfet de Région Guadeloupe faisait mention (page 6) de “promouvoir l’emploi local”, et de “favoriser le développement des PME locales en les priorisant dans la phase d’exécution”.

 

Autant dire que les choses semblaient de bonne augure pour l’économie locale. Et comment le commun des mortels pourrait-il mettre en doute la parole de personnalités de tels calibres?

 

Cependant, le 5 octobre 2017, le marché de travaux est publié sur le site des appels d’offres européens. Accessoirement une mention, anodine pour beaucoup de gens, apparaît sur les documents : “Directive 2014/24/UE”. Nous y reviendrons…

Quelle n’est pas la surprise et l’énorme déception des entrepreneurs locaux d’apprendre alors que :

  • ce marché n’est divisé qu’en 3 lots, le principal recouvrant 28 corps de métiers différents !
  • pour postuler à ce lot, “les candidats devront justifier d’un chiffre d’affaires annuel minimal dans le domaine concerné par le marché public de 200 millions d’euros” !

 

Aucune entreprise de Guadeloupe ne pouvant, même en se regroupant avec d’autres, se prévaloir  d’un tel chiffre d’affaires, celles-ci ne peuvent donc plus, à ce stade, qu’espérer être sous-traitantes d’un grand groupe européen.

 

Précisons que, contrairement à ce qu’a alors prétendu M. Ary Chalus, Président de la Région Guadeloupe, la direction du CHU semble parfaitement dans son droit en créant un lot regroupant autant de corps de métiers pour des motifs d’optimisation des coûts et d’organisation des travaux, conformément à l’article 32 de l’ordonnance N°2015-899 du 23 juillet 2015. Nous revenons plus loin sur cette ordonnance…

De son côté, Mme Borel-Lincertain, présidente du Conseil général, annonçait qu’elle “ferait entendre sa voix” et “qu’elle pèserait de tout son poids pour que le chantier du nouveau CHU accueille le maximum d’ouvriers et techniciens guadeloupéens”. On apprenait même que “les autres grands élus lui emboîtaient le pas”…

Puis, c’était au tour de Jean-Michel Jumez, sous-préfet de l’arrondissement de Pointe-à-Pitre et de la Grande-Terre, de prétendreque l’État veillerait à ce que les entreprises guadeloupéennes soient associées à ce gros marché”.

Mais tout ça ne sont que des mots, sans aucun effet sur les réalités juridiques intangibles.

Lesquelles et pourquoi?

 

DURA LEX, SED LEX : (« la loi est dure, mais c’est la loi »)

L’ordonnance n°2015-899 du 23 juillet 2015 est l’un des principaux actes législatifs par lequel l’État a transposé (en force) en droit français (abrogeant au passage le code des marchés publics) la directive 2014/24/UE qui fait elle-même référence, comme toute directive européenne, au Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).

Or ce dernier stipule que :

Comme suite logique de ces articles du TFUE, cette directive de 178 pages précise alors :

Attendu N°1, page 1 de la Directive 2014/24/UE

 

Attendu 37, page 7 de la Directive 2014/24/UE

 

Art. 18-1, page 106-107 de la Directive 2014/24/UE

Ainsi, quoi qu’en disent des hauts fonctionnaires, les responsables politiques et syndicaux, quoi que puissent espérer ou rêver les entrepreneurs et travailleurs guadeloupéens, il n’y a aucune possibilité juridique permettant de leur réserver tout ou partie de ce marché public européen.

Ils ne peuvent qu’espérer être sous-traitants du grand groupe européen qui sera retenu pour ce marché.

Toutes les chartes et résolutions signées antérieurement par les élus et même le préfet, lequel est quand même rien moins que le plus haut représentant de l’État sur l’île, sont ILLÉGALES AU REGARD DU DROIT EUROPÉEN ! (4)  La parole de la République ne vaut ainsi plus rien aux yeux des populations.

Mais il y a encore pire…

 

L’ÉPINEUSE QUESTION DES TRAVAILLEURS DÉTACHÉS (TD) :

Nous renvoyons les lecteurs qui ne maitriseraient pas le sujet grave des TD à cet article précédemment mis en ligne par l’UPR.

Parmi la centaine de documents composant ce marché public (accessibles ici), se trouve le Cahier des Clauses Administratives Particulières (CCAP), qui laisse apparaitre ceci (en page 17) :

 

Ces dispositions du CCAP prévoient donc expressément – et en application du droit européen – le recours à des Travailleurs détachés, ce qui rend immédiatement caduques et bouffonnes toutes les promesses des officiels de l’État, de la région ou du département  !

Or, pour être concurrentielle, l’entreprise qui remportera le marché du nouveau CHU de la Guadeloupe cherchera nécessairement les sous-traitants les moins coûteux, donc ceux employant des TD…

En un mot, les entreprises et travailleurs guadeloupéens ne ramasseront donc même pas quelques miettes de ce chantier !

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Nous répondons d’emblée à ceux qui s’interrogeraient alors sur les possibilités de s’exonérer ou de réviser la directive TD : comme l’UPR l’a expliqué preuves à l’appui dans cet article, cela n’arrivera JAMAIS !

Quoi qu’il prétende face aux médias, ce n’est même pas dans les intentions de l’État de lutter contre l’emploi de TD, comme il a été rappelé à tous les préfets dans une note d’instruction ministérielle du 27 avril 2017 :

Note d’instruction ministérielle du 27/04/17, page 2

Le préfet a donc menti délibérément aux Guadeloupéens en signant 2 mois et demi plus tard la pseudo charte de la commande publique

 

CONCLUSION :

La France s’est engagée dans le processus de construction européenne. Or, ce processus est tellement complexe que l’immense majorité des gens, y compris des élus, hauts fonctionnaires, journalistes et syndicalistes, ne s’y intéressent pas et en ignorent donc totalement les conséquences concrètes.

Face à la réalité, notamment juridique, il est tellement plus simple de botter en touche, fuir ses responsabilités, se voiler la face, ou raconter des salades.

Les présidents, ministres, préfets et dirigeants locaux qui se sont succédé depuis le début de ce projet de nouveau CHU, se sont bien gardés de dévoiler le pot-aux-roses à leurs interlocuteurs guadeloupéens, trop naïfs.

Les acteurs économiques de la Guadeloupe apprécieront de le découvrir ici et seulement maintenant…

Cela renforce – hélas ! – la probabilité que, dans les mois à venir, la Guadeloupe soit le théâtre de troubles sociaux majeurs. Car on ne peut pas jouer impunément, pendant des années, sur la crédulité de populations entières sans que celles-ci ne voient rouge lorsqu’elles comprennent l’ampleur de la tromperie dont elles ont été victimes.

Jack de l’Or
pseudonyme d’un adhérent de l’UPR
30 décembre 2017
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Post Scriptum à l’attention des personnes qui seraient tentées de dire qu’on ne peut pas avoir les avantages de l’Europe, notamment les fameux “fonds européens”, sans les inconvénients :

  • l’UE ne finance rien dans ce projet,
  • même si c’était le cas, les “fonds européens” sont intégralement financés par la France qui est contributrice nette au budget de l’UE.

Quels sont donc objectivement et concrètement ces “avantages de l’Europe” pour les PME et travailleurs guadeloupéens, et même pour tous les autres ?


(1) Le sinistre qu’a connu le CHU de la Guadeloupe le 28 novembre 2017 n’est pas à l’origine de ce projet, qui lui est bien antérieur. Cependant, l’état de vétusté et/ou de sous-équipement de cet établissement en est probablement, au moins en partie, une des causes.

(2) Elie Domota s’était particulièrement fait connaître en tant que principal leader du mouvement “LKP” qui avait agité la Guadeloupe début 2009

(3) Probablement mal informé, le leader syndical ignorait que le Code auquel il faisait référence était abrogé depuis un an et demi, de par l’Ordonnance 2015-899 du 23 juillet 2015

(4) La Cour de justice des communautés européennes (CJCE) avait déjà clairement indiqué dès 1990 que la «clause de l’emploi local» est manifestement une entrave discriminatoire à la libre prestation de service (CJCE, 20 mars 1990, Du Pont de Nemours, 21/88). Depuis lors, les traités de Maastricht (1992) et de Lisbonne (2008) n’ont fait que consolider ce cadre juridique et les jugements dans ce sens s’accumulent…