MACRON PIÉGÉ PAR LA QUESTION DES “TRAVAILLEURS DÉTACHÉS”. Cette question révèle la schizophrénie des dirigeants européistes français.

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Durant la dernière campagne électorale présidentielle, la question des « travailleurs détachés » a été évoquée à plusieurs reprises – toujours superficiellement – avant de retomber dans l’oubli du tourbillon médiatique.

Or, voici qu’elle réapparaît tout d’un coup sur le devant de l’actualité, à l’occasion d’une tournée de Macron dans certains pays de l’Est, mais pas dans tous. Le locataire de l’Élysée s’est en particulier gardé d’inscrire sur son agenda un voyage en Hongrie et en Pologne, ce qui n’a pas suffi à éviter un désastre diplomatique, dû à son arrogance et à son incompétence, qui laissera des traces.

Ce déplacement présidentiel est l’occasion de faire le point sur ce dossier très grave.

NOTE

Ce n’est pas la première fois que l’UPR publie une analyse sur la question des « travailleurs détachés ». 

François Asselineau l’a évoquée à plusieurs reprises dans des conférences ou des entretiens avec des médias (par exemple, dans le résumé de son programme publié le 18 mars 2017, France Info avait justement cité la « fin de l’afflux des travailleurs détachés » découlant de la sortie de l’UE) ;

Nous avons également publié deux articles de fond sur la question des « travailleurs détachés » (articles qui sont toujours en ligne sur notre site) :

Caricature dénonçant l’emploi de travailleurs détachés sur le site de la centrale électrique nucléaire de Flamanville. Source ici


On entend par « travailleur détaché » tout salarié qui, pendant une période limitée dans le temps, exécute son travail sur le territoire d’un État-membre autre que l’État sur le territoire duquel il travaille habituellement.

On peut être « travailleur détaché » dans un autre pays de l’UE pour des raisons diverses, notamment parce que l’on manque de telle ou telle compétence dans le pays en question. Les « travailleurs détachés » ne sont donc pas nécessairement des ouvriers sous-payés ou des salariés sans qualification. Il y a d’ailleurs des « travailleurs détachés » allemands en France, français en Allemagne, au Luxembourg, en Finlande, etc. et cela alors que les coûts salariaux français sont supérieurs à ceux des salariés locaux. Un ingénieur français allant mener une mission d’expertise sur une centrale nucléaire finlandaise sera ainsi un « travailleur détaché », au même titre qu’un chauffeur poids lourd roumain travaillant en Espagne.

Cependant, l’une des conditions essentielles d’emploi de ces « travailleurs détachés » est que le salaire minimal du pays d’accueil soit respecté, mais que les cotisations sociales soient payées dans le pays d’origine et à son taux.

C’est ce dernier aspect qui représente un intérêt pour certains, et un gros problème pour d’autres, et qui constitue le cœur du problème des « travailleurs détachés ».

Grâce à ce système, une grande entreprise de travaux publics – par exemple – pourra faire appel à des sous-traitants employant des salariés venant de pays aux cotisations sociales moindres (notamment en Pologne, au Portugal ou dans les pays de l’Est), et s’assurer ainsi des coûts salariaux globaux nettement inférieurs à ce qu’ils seraient avec des travailleurs français.

Cette entreprise aurait tort de s’en priver car, si elle ne le faisait pas, ses concurrents, eux, le feraient, et seraient alors en mesure d’être plus compétitifs lors des appels d’offres qu’ils remporteraient ainsi plus facilement.

En revanche, les PME n’ont pas la structure administrative leur permettant d’aller chercher leur main-d’œuvre ailleurs, et sont donc dans l’incapacité de réduire leurs coûts salariaux par ce biais. Elles se retrouvent donc moins concurrentielles lorsque les grands groupes les mettent en concurrence avec des sous-traitants utilisant des travailleurs détachés.

Cela tombe mal quand on sait que ce sont majoritairement les PME qui, contrairement aux grands groupes, créent des emplois en France…

Cette course à l’emploi de ressortissants de pays à bas niveaux de cotisations sociales est également appelée, dans les médias et chez certains politiques, le « dumping » social.

Les graphiques suivants, réalisés à partir de données statistiques de la Commission européenne, donnent une idée du phénomène :

Force est de constater que les écarts de coûts salariaux entre les pays de l’UE sont loin d’être négligeables : ils vont du simple au double depuis Chypre – où les coûts salariaux sont les plus bas – jusqu’à la Belgique – où ils sont les plus élevés :

Du point de vue de l’entreprise, entre coût salarial et revenu net du salarié, il y a ce qu’elle considère comme des « charges ».

Du point de vue du salarié, ce sont des « cotisations » reversées sous forme de salaires différés et de prestations en nature : retraite, maladie, hôpitaux, écoles, chômage, services publics, etc…

Or, que le salarié bénéficie ultérieurement de prestations sociales et de services publics n’intéresse pas l’entreprise. À défaut d’être civique, c’est un simple réflexe de bonne gestion qu’elle cherche à bénéficier, dès qu’elle le peut, et comme pour n’importe qu’elle autre fourniture, des coûts de main-d’œuvre les plus bas.

Mais, ce faisant, en favorisant toujours plus les salaires à faibles cotisations, c’est évidemment tout le modèle social français qui se retrouve progressivement remis en cause jusque dans ses fondements.

Il ne fait jamais de mal de rappeler des évidences : le système des « travailleurs détachés » n’existait évidemment pas en France, ni nulle part en Europe, pendant le XXe siècle et en particulier pendant le formidable essor économique des années 1946-1975, appelées les « Trente glorieuses ». Lorsque François Mitterrand fut élu à l’Élysée en 1981, un pareil système aurait paru encore inconcevable.

Alors, que s’est-il passé ?

Ce qui a permis d’inventer ce système a été la transformation de la Communauté économique européenne (CEE) en Union européenne (UE) par le traité de Maastricht ratifié en 1992 et entré en vigueur en 1993.

Le fait déclencheur a été plus précisément adopté quelques années après, du temps de l’Europe des 15, avec la directive européenne 96/71/CE du 16 décembre 1996 :

Cette directive européenne de 1996 fut présentée comme limitant les dégâts puisque les conditions de travail applicables (salaire minimum, congés, règles d’hygiène et sécurité, etc.) devaient respecter les règles minimales prévues par le droit du travail du pays où le travailleur est détaché, et non pas celles du pays d’origine (précisions ici).

Précision importante : cette directive de 1996 date d’une époque où l’Union européenne ne comptait que quinze pays et où l’écart du salaire minimal allait d’environ 1 à 3. Or, l’élargissement aux pays de l’Est a complètement bouleversé la donne. Et si une période transitoire de sept ans a été prévue pour la libre circulation des travailleurs entre l’Est et l’Ouest, rien de tel ne fut prévu pour le détachement des travailleurs alors même que le différentiel de salaires et de cotisations sociales entre l’Est et l’Ouest s’étale à peu près de 1 à 10.

Dans ces conditions, le nombre de travailleurs détachés à l’intérieur de l’UE a explosé : selon les seules données officielles – certainement sous-estimées – il est passé de 600 000 en 2007 à 1,9 million en 2014 (dont plus de 250 000 personnes estimées en France).

Ce n’est pas tout.

Alors même que l’UE se préparait à l’élargissement à l’Est, en 2004, une nouvelle proposition de directive européenne bien plus « libérale » – c’est-à-dire bien plus  destructrice des acquis sociaux dans les pays de l’Ouest européen, fit polémique.

Elle fut surnommée la « directive Bolkestein », du nom du Néerlandais Frits Bolkestein, à l’époque Commissaire européen au marché intérieur et aux services, qui l’avait proposée. Les affinités de cet homme avec le monde des affaires (cf. sa page wikipedia) ne laissent aucun doute sur ses orientations libérales et sur le type « d’amicales pressions » qu’il reçut de cet entourage.

L’objectif de cette directive était d’abord idéologique. Il s’agissait « d’assurer la libre circulation des services en Europe », et la Commission européenne avait beau jeu de souligner que cet objectif remontait au traité de Rome du 25 mars 1957. Les six pays fondateurs de la Communauté économique européenne s’étaient en effet engagés à l’époque à réaliser un « grand marché », dans lequel circuleraient librement les personnes, les biens, les capitaux, mais aussi les services. Bolkestein faisait remarquer non sans raison que près d’un demi-siècle plus tard, de ces quatre « libertés » inscrites dans le traité de Rome, seule la 4e, celle touchant aux services, n’avait pas encore été réalisée.

Cette directive fut évoquée, pendant la campagne référendaire française du printemps 2005 sur le projet de Constitution européenne,  sous la forme caricaturale (mais efficace médiatiquement) du « plombier polonais ».

Ses défenseurs ont alors prétendu que « l’idée de départ était de favoriser une harmonisation pragmatique des réglementations entre États-membres ». C’était bien sûr reprendre l’éternel couplet sur « l’harmonisation sociale ». Mais seuls les naïfs, ou les personnes mal informées, peuvent croire qu’une harmonisation pourrait se faire « par le haut » avec des pays où le SMIC est inférieur à 500 €, voire à 250 € .

Quoi qu’il en soit, les arguties des partisans de la directive Bolkestein ne suffirent pas à convaincre le bon sens populaire. Ses opposants mirent les rieurs de son côté en la rebaptisant « directive Frankenstein ».  Et il ne fait pas de doute que cette affaire contribua au rejet – par 55% de Non – du projet de Constitution européenne lors du référendum du 29 mai 2005.

Cela n’émut guère les apprentis dictateurs de la « construction européenne » : malgré le Non français suivi du Non néerlandais à cette Constitution, et après de longs et fastidieux débats, le projet de directive Bolkestein refit surface et déboucha bel bien sur une nouvelle directive, un peu atténuée par rapport au projet initial mais néanmoins potentiellement ravageuse pour les acquis sociaux des Français. Ce fut la directive européenne 2006/123/CE du 12 décembre 2006, communément appelée « directive service », tandis que l’appellation « directive travailleurs détachés » fait davantage référence à la directive de 1996 précédemment évoquée.

L’importance juridique de ces texte est telle qu’il ne fallut pas moins de  82 mesures législatives, entre 2006 et 2011 sous les présidences Chirac et Sarkozy, pour en transposer l’essentiel en droit français !

Ces 82 réformes, d’importances très inégales, ont été, selon les cas, soit votées sous forme de lois par nos parlementaires pour les dispositions les plus générales, soit prises par décrets du gouvernement ou par arrêtés ministériels pour les dispositions les plus ponctuelles.

Il n’est pas inutile que le lecteur parcoure rapidement la « liste à la Prévert » de ces 82 mesures qui sont récapitulées ci-après.  Rien de tel, en effet, pour se faire une idée, à la fois de l’énormité du travail de fourmi qu’a occasionné la « transposition » de la directive travailleurs détachés en droit français, mais aussi de la totale vassalisation des institutions de notre pays que cela représente.

Lire cette liste est le meilleur antidote :

  • à tous ceux qui croient encore les faux opposants qui leur affirment que l’on pourrait « changer de politique » tout en restant dans l’Union européenne,
  • et à toutes les victimes de la propagande médiatique qui ont voté Macron « parce qu’il est jeune, qu’il a des idées et qu’il va faire bouger les choses »…

Les 82 réformes du droit social français, adoptées en 6 ans
(2006 – 2011) pour obéir à la directive travailleurs détachés

(source : EUR-LEX, l’accès au droit de l’Union européenne)

La « directive travailleurs détachés » affecte de plus en plus lourdement un nombre croissant de secteurs économiques en France. Tel est par exemple le cas du secteur des transports routiers, placé en concurrence frontale sans aucune protection avec les conducteurs routiers des pays de l’Est (bulgares, roumains, polonais, baltes…), dont les salaires et les avantages sociaux sont bien moindres que ceux des Français. Ce secteur est désormais carrément en voie de disparition.

De fait, un conducteur routier polonais coûte à son employeur un tiers seulement de ce que coûte un conducteur routier français.

Pour les entreprises françaises de transports routiers où la concurrence fait rage, l’issue d’une telle situation ne fait aucun doute. Soit elles embauchent des ressortissants des pays de l’Est, soit elles ferment boutique.

Comme l’analyse Gilles Mathelié-Guinlet, secrétaire général de l’organisation des TPE et PME du transport routier, « la réglementation européenne incite les grandes sociétés françaises de transport à utiliser des travailleurs détachés ou même à ouvrir des filiales à l’étranger. »

Ce n’est pas tout. Malgré une autre directive européenne – la directive 2014/67/UE(3) du 15 mai 2014 censée les empêcher – les fraudes et les abus sont bien évidemment nombreux de la part d’employeurs sans scrupules, face à des ouvriers étrangers corvéables à merci. Ouvriers qui ne voyagent certainement pas avec leurs syndicats et ne peuvent pas compter sur la solidarité des travailleurs avec qui ils sont en concurrence.

Ainsi, certains se voient verser le salaire minimum légal, mais amputé de frais divers (logement, etc.). Les entreprises obtiennent ainsi des travailleurs pas chers, dociles et bien compétitifs. Un « rêve » en somme…

Le grand public a pu avoir un aperçu de ces pratiques honteuses dans l’émission Cash Investigation de mars 2016 sur France 2.

Malheureusement, France 2 – qui s’indignait que des chauffeurs routiers roumains puissent travailler en France pour 300 euros par mois – n’a pas cru utile de rediffuser cette émission pendant la campagne présidentielle.

La chaîne publique a été au contraire des plus actives pour dénigrer et assimiler tout questionnement de fond sur la construction européenne à une idée du FN – qui ne propose pourtant pas d’en sortir ! – donc à une idée « d’extrême droite ».

Pour bien saisir la complexité de cette affaire, il faut commencer par comprendre et admettre, une bonne fois pour toutes, que toutes ces directives édictées par la Commission de Bruxelles ne sortent pas d’un chapeau. Elles sont les conséquences logiques et imparables des fondements idéologiques et des traités juridiquement contraignants de l’Union européenne. Il suffit de relire les traités !

Une question, typique de l’enfumage de la propagande européiste, consiste à faire semblant de se poser gravement la question : « Esprit européen, es-tu là ? » Dans la réalité, seuls comptent les engagements juridiques pris par les États.

Dans ces conditions, il est oiseux de débattre sans fin de savoir ce que serait ou ne serait pas l’« esprit européen ». Comme les 28 États enchaînés dans ce Titanic ont à peu près toujours des intérêts opposés sur tous les sujets, et parfois même diamétralement comme dans le cas présent, seuls les traités peuvent trancher qui a raison et qui a tort.

Or les traités sont formels.

Depuis 1957, ils posent le principe du  « marché unique » européen  qui doit reposer sur les « quatre libertés » que sont, dans le cadre de l’Union européenne, la libre circulation des personnes, la libre circulation des biens, la libre circulation des capitaux, et la libre circulation des services.

Du point de vue strictement juridique :

  • L’article 56 du TFUE dispose que « les restrictions à la libre prestation des services à l’intérieur de l’Union sont interdites à l’égard des ressortissants des États membres établis dans un État membre autre que celui du destinataire de la prestation ». Il implique ainsi la suppression de toute discrimination directe ou indirecte en raison de la nationalité, du lieu d’établissement du prestataire, mais également de toute mesure, même si indistinctement applicable, qui dissuaderait l’exercice du telle activité.

L’arsenal juridique qui vient d’être présenté est aussi impressionnant que dénué de toute ambiguïté. Il prouve donc que rien n’est plus faux et plus mensonger que le discours de Macron, tenu le 23 août 2017, selon lequel la directive sur les travailleurs détachés serait une « trahison de l’esprit européen dans ses fondamentaux ».

Loin d’en être la trahison, cette directive en est au contraire la quintessence !

Comme on vient de le voir, cette déclaration pleine de morgue et de suffisance de Macron – qui a d’ailleurs fait vivement sursauter en Europe de l’Est – est en effet le contraire exact de l’esprit et de la lettre des traités européens qui prévoient, depuis 1957, la création d’un marché unique sans frontières, quels que soient les échanges concernés (personnes, marchandises, capitaux, services).

C’est non seulement ce qu’avait rappelé – à juste titre, il faut le reconnaître – le commissaire Bolkestein en 2004 (cf. supra), mais c’est aussi ce qu’avaient rappelé plusieurs dirigeants européens de l’époque, notamment dans les pays de l’Est, au moment du référendum français sur le projet de Constitution européenne.

C’est par exemple ce qu’avait déclaré sans aucune ambiguïté, dans le journal Libération du 17 mai 2005, l’eurodéputé et ancien ministre polonais des Affaires étrangères Bronislaw Geremek, Prix Charlemagne 1998 : « Tôt ou tard la philosophie de la directive Bolkestein prévaudra, car elle se fonde sur l’idée européenne et sur ses quatre libertés de base : ­ circulation des biens, des personnes, des capitaux et des services. »

La réalité des traités européens et des attentes des nouveaux pays de l’Est, c’est que la prétendue « construction européenne » est une idéologie sectaire ayant élevé au rang de religion le Veau d’or et le commerce. Une religion dont les principaux dogmes sont la libre circulation et la mise en concurrence universelle, quels qu’en puissent être les coûts sociaux, environnementaux, énergétiques, culturels, etc.

Ce que Macron fait semblant de ne pas comprendre – et ne veut pas avouer aux Français – c’est que l’objectif même de la prétendue « construction européenne » est de peser sur les coûts de toute nature – et notamment les coûts salariaux – pour maximiser les profits des actionnaires des grandes entreprises.

La lecture d’un simple communiqué de presse publié par la Commission européenne le 21 janvier 2014 est d’ailleurs parfaitement explicite en la matière :

Insistons et recommandons au lecteur de relire plusieurs fois cet extrait pour bien en saisir toute la portée. En seulement deux phrases, la Commission européenne nous y explique en effet pourquoi le système ne marche pas, pourquoi il ne marchera jamais, et pourquoi il faut néanmoins continuer comme si de rien n’était !

Ceux qui nous gouvernent se retrouvent donc dans une forme de schizophrénie*, tiraillés entre leur soumission au dogme européiste d’un côté, la réalité et les attentes de leur électorat de l’autre côté.

* La schizophrénie est une psychose, c’est-à-dire une maladie mentale, dans laquelle le sujet perd le contact avec la réalité et n’est pas conscient de son trouble. Elle se caractérise par des idées délirantes, des hallucinations, l’absence d’émotions ou l’incapacité de planifier des actions.

Parfaitement conscients que toute remise en cause profonde des traités européens est concrètement impossible (cela nécessitant l’accord unanime et donc impossible d’États aux intérêts divergents), les dirigeants européistes français en sont réduits à élaborer des tactiques de déni et de contournement, dont on a peine à croire qu’ils imaginent qu’elles puissent échapper à la vigilance des autorités européennes supranationales, dont ils connaissent d’ailleurs la philosophie.

Parmi les tactiques de déni et de contournement de nos dirigeants figure en tête de liste l’idée de modifier cette fameuse « directive travailleurs détachés ».

Car c’est un fait juridique parfaitement exact que cette directive ne fait pas partie des traités européens et qu’elle peut donc être révisée, non plus à l’unanimité comme les traités mais à la « majorité qualifiée », comme peuvent l’être les directives.

Concrètement, cela signifie :

  • que 55 % des pays de l’Union européenne doivent accepter une telle révision (soit 16 pays sur 28)
  • et que la révision doit être soutenue par des pays représentant au moins 65 % de la population de l’Union.

Mais attention !  Ce que les grands médias qui passent la brosse à reluire au locataire de l’Élysée ne disent pas aux Français, c’est que :

  • d’une part, il n’est pas du tout évident de réunir cette majorité qualifiée pour modifier la directive en question (cf. précisions ci-infra) ;
  • d’autre part, et plus fondamentalement, toute révision de la directive ne peut se faire que dans le cadre des traités en vigueur, et donc conformément au principe de la libre circulation des services.

En d’autres termes, il ne faut pas avoir la naïveté de croire que Macron – pas plus que quiconque – ait le pouvoir de négocier la fin du système des travailleurs détachés, puisque le principe même de ce système est consubstantiel au marché unique européen.

La seule, et très hypothétique, possibilité qui reste ouverte dans le cadre des traités européens consiste à obtenir des modalités et des aménagements temporaires à l’application d’un principe par ailleurs impitoyable.

Dit encore plus clairement, le SEUL ET UNIQUE MOYEN D’EMPÊCHER LE SYSTÈME DES TRAVAILLEURS DÉTACHÉS réside dans la dénonciation juridique des traités européens, c’est-à-dire dans la SORTIE DE L’UNION EUROPÉENNE, par la seule voie juridique offerte, qui est l’article 50 du traité de l’Union européenne. 

Pour prendre une image qui parlera au plus grand nombre, on pourrait comparer le principe de la libre circulation des services à l’intérieur de l’UE au principe des prélèvements obligatoires.

Si un particulier a de grosses difficultés à payer son tiers prévisionnel d’impôt sur le revenu ou si un artisan n’a pas les moyens financiers de verser ses cotisations à l’URSSAF, ils peuvent l’un et l’autre s’adresser aux services respectifs de recouvrement en demandant un délai de paiement exceptionnel, un échéancier de paiement, voire une remise des pénalités dues, etc., et cela sans avoir la certitude de l’obtenir.

Mais, en aucun cas, cela ne remettra en cause le principe même que le particulier doit bel et bien acquitter son IR et que l’artisan est bel et bien redevable à l’URSSAF.

De la même façon, même si le phénomène des « travailleurs détachés » – pris dans sa globalité – pénalise particulièrement les pays de l’Ouest européen, ils n’ont pas la possibilité juridique d’en remettre en cause le principe (sauf à tenter de modifier les traités à l’unanimité, donc avec l’approbation des pays de l’Est qui en sont les bénéficiaires et qui ne voudront donc jamais…) ; ils peuvent tout au plus tenter d’en obtenir un aménagement temporaire.

Comme on va le voir plus bas, c’est d’ailleurs une demande de réaménagement de la directive qui a été lancée, depuis maintenant plusieurs années, par 7 pays européens de l’Ouest auprès de la Commission européenne. Ni François Hollande ni Angela Merkel n’ont attendu l’arrivée de l’histrion Macron pour tenter de limiter les dégâts.

Cependant, Macron a décidé d’aller plus loin et de tenter d’obtenir à l’arraché des aménagements supérieurs, en accentuant brutalement la pression sur les pays de l’Est qui n’ont aucun intérêt à une telle renégociation. C’est le calcul hasardeux – cf. plus bas – qu’il a fait en se rendant dans les pays de l’Est en cette fin août 2017.

Le journal L’Humanité du 16 avril 2014 rapportait ce propos – tenu en mars 2012 – par Laszlo Andor, commissaire européen de nationalité hongroise, chargé de l’Emploi : « Mais ce texte [directive sur les travailleurs détachés] est justement fait pour proposer des salariés bon marché ! »

Compte tenu de la gravité de la situation, de prétendus fins politiques ont eu l’idée d’une autre tactique de déni de la réalité : il s’agit de l’invention de la « clause Molière » pour contrer les directives qu’ils avaient pourtant eux-mêmes précédemment soutenues et transposées en droit français (cf. supra).

Rappelons que la « clause Molière », inventée par Vincent You et défendue par plusieurs présidents de région les Républicains, consiste à exiger la maitrise de la langue française sur les lieux de travail en France, et notamment sur les chantiers, au prétexte – assez hypocrite – d’impératifs de sécurité. Des « brigades » sont mêmes employées, aux frais du contribuable, et non des entreprises, pour veiller à ce que l’on parle le français sur les chantiers…

La « clause Molière » a donné lieu à de nombreuses caricatures, preuve spontanée que le système imaginé était perçu comme absurde, avant même d’être illégal au regard du droit européen. Source ici.

Comment ne pas voir dans cette « clause Molière » une gesticulation aussi vaine que pathétique imaginée par des pompiers pyromanes affolés, tentant de réparer à la marge les dommages structurels qu’ils ont accepté de provoquer ?

À cette aune, pourquoi ne pas  demander l’instauration d’une « clause Castelnaudary », qui imposerait le cassoulet sur tous les chantiers et aires de repos d’autoroutes, au motif qu’il faut absolument que les travailleurs mangent des choses consistantes pour être productifs ?

Bien évidemment, la réalité a vite rattrapé nos grands penseurs, lorsqu’un commissaire garde-chiourme s’en est mêlé. En l’occurrence, Marianne Thyssen, commissaire belge à l’Emploi, qui a jugé, le 19 mars 2017, que la « clause Molière » était une « discrimination », donc contraire aux traités européens.

La stratégie des Républicains est bien grossière. Sachant que le gouvernement en place est incapable de s’opposer au principe même du travail détaché, ils ont beau jeu de prétendre le faire.

N’ayant pas grand-chose à se mettre sous la dent pour faire semblant qu’il existe encore un clivage entre droite et gauche, des dirigeants politiques “de gauche” se sont précipités en retour pour dénigrer la démarche des Républicains. M. Hamon, durant sa campagne présidentielle, avait ainsi traité de Tartuffe les défenseurs de cette clause. Ce n’était pas faux, mais que dire de lui-même ?

De son côté, le gouvernement Hollande a fini par déclarer que la « clause Molière » était illégale. Ce qui n’est pas faux non plus, au regard des engagements juridiques européens inconséquents que nos gouvernants ont souscrits au nom du peuple français, et ce que tous les connaisseurs des institutions européennes savaient déjà.

S’ajoutèrent à ces discours les qualificatifs classiques et réflexes de la scène politico-médiatique française, consistant à taxer de xénophobie, de racisme, de repli sur soi, d’extrême droite, de discrimination, de nationalisme, etc., toute velléité de défendre les intérêts du peuple français. La ritournelle habituelle.

On se retrouve donc avec une droite prétendant lutter contre une mesure ultra-libérale qu’elle avait elle-même mise en place, et une gauche défendant le dumping social.

En bref, on nage en plein délire.

Pourtant, pour rester sur l’exemple de Benoît Hamon, celui-ci avait déclaré le 9 décembre 2013, alors qu’il était ministre de l’Économie sociale et solidaire que, faute d’une révision de la directive sur les travailleurs détachés, la construction européenne « s’apparenterait à un démantèlement des protections des salariés » et qu’« il n’est pas question pour nous que la construction européenne se traduise par la casse du modèle social français ».

Aurait-il donc tenu à cette époque, des propos racistes, nationalistes et xénophobes ? Cherchez l’erreur et le manque de constance de ce Tartuffe !

D’autres encore, pensant jouer aux plus fins, ont même prétendu que la France, si elle défendait ses intérêts légitimes, courrait des risques de rétorsions de la part d’autres pays européens qui menaceraient les travailleurs français à l’étranger !

C’est le type de raisonnement défaitiste qu’a par exemple tenu Elisabeth Morin-Chartier, députée européenne, membre de LR :

« Il est illusoire de penser que nous réglerons les problématiques de l’emploi en nous repliant sur nous-mêmes. Cette clause [Molière] est un danger pour les travailleurs détachés français qui sont presque 200 000 à l’étranger : que se passerait-il si, en mesure de rétorsion, nos partenaires européens décidaient de ne plus recourir à l’expertise française sous prétexte qu’elle ne maîtriserait pas la langue nationale ? » (…) « Cette clause va à l’encontre de tous nos engagements européens depuis la création de l’Europe par ses Pères fondateurs : la liberté de circulation des citoyens et des travailleurs. (…) Nous, la droite et le centre, avons la responsabilité immense de redresser la France. Nous ne devons pas tomber dans le piège du repli nationaliste dans lequel le FN veut enferrer notre pays. »
Élisabeth Morin-Chartier, députée européenne membre de LR, rapporteuse du projet de révision de la directive travailleurs détachés au Parlement de Strasbourg – mars 2017

Répondons à ces objections :

  • d’une part, ces propos de Mme Morin-Chartier sont en contradiction totale avec la ligne de son propre parti et exagère délibérément le chiffre des salariés détachés français (119 727 en 2016, et non 200 000 !),
  • d’autre part, excepté le cas de la Belgique (où travaillent environ 34 100 travailleurs détachés français ), seul pays de l’UE où le coût salarial est plus élevé qu’en France, ce n’est certainement pas pour profiter d’un faible coût salarial que des Français sont recherchés, mais plutôt pour leurs qualifications. Sinon, pourquoi aller chercher en France des travailleurs coûtant plus cher qu’à domicile ?

Quels que soient les propos de Mme Morin-Chartier, consistant en gros à prendre un air soucieux tout en ne faisant rien, force est de constater que le nombre des travailleurs détachés travaillant en France ne cesse de grossir, année après année.

Comme le révèlent les statistiques officielles de la Direction générale du Travail, on est passé de 37 000 travailleurs européens « détachés » en France en 2006, à 286 000 en 2015, et probablement à plus de 300 000 cette année. Soit une multiplication par 8 en dix ans.

Cette question des « travailleurs détachés » n’est pas seulement quantitative.

Leur afflux massif pèse sur les salaires de nombreuses professions et déstabilise en profondeur certains secteurs, comme l’agriculture, l’abattage, les transports routiers ou les gros chantiers de génie civil.

Le problème posé par le détachement des travailleurs est encore accru par l’accroissement massif des fraudes. Car les données avancées ne sont que des données officielles et il est probable que le nombre de travailleurs détachés travaillant en France soit largement supérieur à 300 000.

Il est également probable que les employeurs n’acquittent pas tous – loin s’en faut – les cotisations sociales dans les pays d’origine, ce qui n’en rend que plus attractif encore le recours à ce type de salariés.

Comme ce constat se répète, presque à l’identique, dans les pays les plus riches de l’Ouest européen, les gouvernements de ces pays (dont le gouvernement français) – laissant le microcosme politique français amuser la galerie avec la « clause Molière » –  ont entamé une politique de pressions auprès de la Commission européenne.

  • 7 pays de l’Ouest œuvrent pour une révision de la directive

Ce sont nommément l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, la France, le Luxembourg, les Pays-Bas et la Suède qui ont appelé à une révision de la directive de 1996 dans une lettre adressée, le 5 juin 2015, à la commissaire européenne (belge) à l’Emploi et aux Affaires sociales, Marianne Thyssen (cf. supra). Les 7 gouvernements ont insisté, dans ce document, sur le principe d’un salaire égal sur un même lieu de travail et ont fait part de leur volonté de renforcer le « noyau dur » des règles minimales prévu par la directive de 1996 (cf. Rapport d’information du Sénat n°645 du 26 mai 2016 sur le détachement des travailleurs, page 17).

  • 9 pays de l’Est s’opposent à une révision de la directive

Aussitôt, 9 gouvernements émanant des pays de l’Est ont manifesté leur opposition à tout projet de révision dans un courrier également adressé à la même commissaire européenne. Ce sont nommément la Bulgarie, l’Estonie, la Hongrie, la Lituanie, la Lettonie, la Pologne, la Roumanie, la Slovaquie et la République tchèque qui ont souligné :
  • qu’une telle révision était prématurée car la «directive d’exécution» n’avait pas encore été transposée partout en droit national (explication : après les polémiques suscitées par la directive «Bolkestein», la Commission Barroso avait fait un petit geste en proposant d’accroître la lutte contre la fraude sur les travailleurs détachés dans une nouvelle directive, dite «directive d’exécution» de 2014, qui fut qualifiée par l’Assemblée nationale française de «cataplasme sur une jambe de bois»)
  • et qui ont estimé que toute révision pourrait remettre en cause la liberté de circulation des services et fragiliser le marché intérieur prévus l’une et l’autre par les traités (cf. Rapport d’information du Sénat n°645 du 26 mai 2016 sur le détachement des travailleurs, page 18).

À la suite de ces pressions émanant de 7 pays de l’Ouest, et très inquiets par la montée du sentiment anti-européen à travers toute l’Europe, les membres de l’actuelle Commission présidée par Jean-Claude Juncker ont secrètement admis que le travail détaché était devenu un abcès de fixation politique qu’il fallait sinon soigner, du moins calmer. En mars 2016, elle a donc proposé une révision de la directive de 1996.

Mais, comme nous l’avons mentionné plus haut, cette révision en projet ne porte que sur des modalités d’application dont l’impact sera forcément limité. Il s’agirait en particulier :

  • de limiter les détachements à l’étranger à 2 ans au lieu de 3,
  • d’imposer que le salarié ne soit plus seulement payé au salaire minimal mais qu’il bénéficie également de la même rémunération que son équivalent local, ce qui inclurait l’ancienneté ou les primes
  • qu’il y ait une “meilleure coordination de la lutte contre la fraude”, ce qui est un poncif habituel des résolutions sans réelle portée pratique
  • que le détachement d’intérim soit soumis au droit du pays d’accueil, afin de lutter contre le prêt de main-d’œuvre illicite.
  • Un compromis entre Est et Ouest semblait s’esquisser en juin 2017

En juin dernier, en dépit d’une forte réserve des pays de l’Est, notamment de la Pologne et de la Hongrie – qui estiment que l’exportation de leurs travailleurs est une juste contrepartie à l’omniprésence des entreprises européennes sur leur territoire -, une majorité qualifiée d’États membres favorables semblait enfin atteignable.

C’est le moment qu’a choisi Macron pour tout faire capoter….

Probablement pour tenter de lutter contre l’effondrement supersonique de sa cote de popularité,  Macron a décidé de s’emparer de la question des travailleurs détachés. Non pas pour que « l’Europe protège » les Français, comme il a encore l’audace de l’affirmer pour enfumer les naïfs, mais plus prosaïquement pour tenter d’obtenir une révision de la directive un peu plus substantielle que prévu.

  • Macron joue les Tartarin dès les premiers jours suivant sa prise de fonctions

Lors d’une visite le 26 mai dernier sur les chantiers navals STX de Saint-Nazaire, Macron déclarait ainsi que la directive européenne sur les travailleurs détachés serait « corrigée » dans les prochaines semaines. Il a même annoncé vouloir aller beaucoup plus loin que prévu.

L’accord devait même, paraît-il, « être conclu le 15 juin prochain », et il « sera décalé pour que nous puissions construire une vraie refondation de cette directive européenne du travail détaché ».

Déguisé en ouvrier des chantiers navals STX de Saint-Nazaire, mais toujours impeccablement maquillé, Macron avait annoncé le 26 mai que la directive travailleurs détachés ferait l’objet d’une “réforme de fond” et que l’accord serait conclu le 15 juin. Au 26 août 2017, on attend encore.

  • Macron joue les Tartarin avant son premier sommet européen

Le 15 juin, il avait même ajouté à la veille de son premier sommet européen : « l’Europe n’est pas un supermarché ». Puis dans une entretien accordé à plusieurs journaux européens, il plaidait pour « promouvoir une Europe qui aille vers un mieux-être économique et social », en évoquant la question controversée du travail détaché. « Les grands défenseurs de cette Europe ultralibérale et déséquilibrée, au Royaume-Uni, se sont fracassés dessus. Sur quoi le Brexit s’est-il joué? Sur les travailleurs d’Europe de l’Est qui venaient occuper les emplois britanniques », avait-il asséné.

Et de poursuivre : « Le travail détaché conduit à des situations ridicules. Vous pensez que je peux expliquer aux classes moyennes françaises que des entreprises ferment en France pour aller en Pologne car c’est moins cher et que chez nous les entreprises de BTP embauchent des Polonais car ils sont payés moins cher? Ce système ne marche pas droit ».

On allait donc voir ce que l’on allait voir…

Or, qu’a obtenu M. Macron de ce conseil européen ? Rien.

Rien mis à part la colère de certains dirigeants des pays de l’Est, notamment du Premier ministre hongrois, Viktor Orban : « Le président français est très jeune. Il vient ici pour la première fois (…) ses débuts ne sont pas très prometteurs ».

Quel a été le brillant résultat de toute cette agitation macronesque  ?

Alors même que les pays de l’Est semblaient disposés à adopter, de façon assez inespérée, la légère révision de la directive de 1996 mentionnée ci-dessus, les propos péremptoires et maladroits de Macron ont braqué les pays d’Europe centrale et orientale, qui ont le plus à perdre dans cette réforme.

La tournée qu’il a entamée le 23 août 2017 en Autriche, en rencontrant les Premiers ministres autrichien, tchèque et slovaque à Salzbourg, et qui s’est poursuivie jeudi 24 en Roumanie puis vendredi 25 en Bulgarie, visait à réparer les pots cassés.

On vient d’en voir les brillants résultats ! Ils font l’objet d’une analyse plus détaillée qui sera publiée dans les prochaines heures.

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Ce dossier a été co-rédigé par Guillaume Pellissier de Féligonde (par ailleurs délégué départemental de l’UPR en Guadeloupe) et par François Asselineau.

Il a été publié le 26 août 2017.