La décision historique du Tribunal constitutionnel allemand du 5 mai 2020 – Une analyse de François Asselineau

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Introduction : un jugement très attendu sur la constitutionnalité, pour l’Allemagne, du “Quantitative easing” de la BCE

Il convient de rappeler en préambule que la Constitution allemande, à la différence de la Constitution française, autorise que le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe (en allemand : Das Bundesverfassungsgericht, équivalent approximatif de la Cour suprême américaine ou de notre Conseil constitutionnel) soit saisi directement par des plaignants individuels. Rappelons aussi que mon programme présidentiel de 2017 prévoyait de réformer notre Conseil constitutionnel sur le modèle du Tribunal constitutionnel allemand, y compris sur ce droit de saisine individuel.

Le Tribunal de Karlsruhe avait précisément été saisi par des particuliers, qui lui avaient demandé de se prononcer sur la conformité, vis-à-vis de la Constitution allemande, du programme de rachats de dettes souveraines par la Banque centrale européenne (BCE), faisant partie du fameux QE (pour “Quantitative easing“), l’assouplissement quantitatif lancé en mars 2015 pour soutenir l’économie en zone euro.

Rappelons que la BCE a déversé, par cette procédure aussi dénommée PSPP (Public Sector Purchase Programme / programme d’achats de titres publics), quelque 2 200 milliards d’euros sur les marchés jusqu’en décembre 2018. Elle a réactivé ce programme en novembre 2019 face à la dépression économique conjoncturelle de la fin de l’an dernier, qui a tourné depuis lors en une récession historique en raison de la crise sanitaire et des mesures de confinement liées à la pandémie de Covid-19.

Des rachats supplémentaires pour plus de 1 000 milliards d’euros ont été décidés depuis le mois de mars, et rien que pour l’année 2020, grâce à une rallonge par le “QE” qui était directement menacée par ce recours — mais aussi grâce aux 750 milliards d’euros du nouveau programme d’urgence contre la pandémie (PEPP), qui ne faisait pas l’objet de ce recours, ayant été créé postérieurement aux saisines des plaignants.

C’est ce 5 mai 2020 que le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe a rendu son verdict très attendu sur ce programme d’achats d’actifs lancé par la Banque centrale européenne sous Mario Draghi.

Un jugement extrêmement long et précis

Le texte original en allemand de cette décision est disponible ici, sur le site du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe. Une particularité saute déjà aux yeux du lecteur, c’est la longueur et la précision de ce verdict, qui comporte :

  • un résumé en en-tête, intitulé “Leitsätze zum Urteil des Zweiten Senats vom 5. Mai 2020”, que l’on peut traduire par “Principes directeurs du jugement de la deuxième chambre [du Tribunal] du 5 mai 2020” ;
  • un exposé du verdict extrêmement précis et détaillé, qui examine d’abord le contenu et la recevabilité des recours enregistrés au Tribunal à l’encontre du programme d’achats d’actif opéré par la BCE (Public Sector Asset Purchase Programme – PSPP), puis qui expose le jugement du Tribunal, en le décomposant en 237 articles. Sachant que les deux derniers articles concernent :
    – la répartition des frais de procédure (article 236)
    – et le vote du verdict : 6 juges sur 7 ont voté pour ce jugement, un septième a voté contre (article 237).

Voici la traduction (sous les réserves d’usage) en français du résumé introductif de la décision.

Principes directeurs du jugement de la deuxième chambre [du Tribunal] du 5 mai 2020

1. Si un contrôle au-delà des mandats (“ultra vires”) ou un contrôle d’identité pose la question de la validité ou de l’interprétation d’une mesure par les organes, agences et autres institutions de l’Union européenne, la Cour constitutionnelle fédérale fonde son examen sur le contenu et l’appréciation que ladite mesure a reçu de la Cour de justice de l’Union européenne. (118)

    2. Le mandat jurisprudentiel de la Cour de justice de l’Union européenne associé à la répartition des fonctions au titre de l’article 19, paragraphe 1, phrase 2, du Traité de l’Union européenne (TUE) cesse lorsque son interprétation des traités n’est plus compréhensible et devient donc objectivement arbitraire. Si la Cour dépasse cette limite, ses actions ne sont plus couvertes par le mandat de l’article 19, paragraphe 1, phrase 2, TUE, en relation avec la loi sur le consentement, de sorte que sa décision – en tout cas pour l’Allemagne – conformément à l’article 23, paragraphe 1, phrase 2, en combinaison avec l’article 20, paragraphe 1 et 2, et l’article 79, paragraphe 3 GG exigeait un niveau minimum de légitimité démocratique. (112)

    3. Lorsque les intérêts fondamentaux des États membres sont en jeu, comme c’est généralement le cas pour l’interprétation de la compétence de l’Union européenne et pour la légitimité démocratique de son programme d’intégration, le contrôle judiciaire ne doit pas reprendre telles quelles les intentions alléguées de la Banque centrale européenne. (142)

    4. La combinaison d’un large pouvoir d’appréciation de l’institution agissante et d’une limitation du niveau de contrôle judiciaire par la Cour de justice de l’Union européenne ne tient évidemment pas suffisamment compte du principe de la limitation des compétences attribuées par les États-membres à l’Union européenne et ouvre la voie à une érosion continue des compétences des États membres. (156)

    5. Le maintien du socle légal de compétences de l’Union européenne est essentiel pour garantir le principe démocratique. La finalité du programme d’intégration ne doit pas conduire à ce que le principe de la limitation des compétences attribuées par les États-membres à l’Union européenne – et qui en constitue l’un des principes fondamentaux – soit abrogée dans les faits. (158)

    6. a) Le principe de proportionnalité dans la délimitation des compétences entre l’Union européenne et les États membres, et la perspective globale qui y est associée, ont un poids considérable sur le principe de la démocratie et sur le fondement de la souveraineté populaire. Leur mépris risque de repousser les bases de compétence de l’Union européenne et de saper le principe de la limitation des compétences attribuées par les États-membres à celle-ci. (158)

    b) La proportionnalité d’un programme d’achat d’obligations d’État nécessite, outre son aptitude à atteindre l’objectif visé et sa nécessité, que l’objectif de politique monétaire et les répercussions en matière de politique économique soient désignés, pesés, et comparés l’un par rapport à l’autre. La poursuite inconditionnelle de l’objectif de politique monétaire, en faisant abstraction des conséquences de politique économique associées au programme, méconnaît manifestement le principe de proportionnalité de l’article 5, paragraphe 1, article 2, et paragraphe 4, du traité de l’Union européenne TUE. (165)

    c) Le fait que le système européen de banques centrales n’ait pas à poursuivre une politique économique et sociale ne l’empêche pas – du point de vue de l’article 5, paragraphe 1, deuxième phrase, et paragraphe 4, du traité sur l’Union européenne – d’évaluer l’impact qu’un programme d’achat d’obligations d’État peut avoir sur la dette publique, l’épargne, les retraites, les prix de l’immobilier, la survie des entreprises qui ne sont pas économiquement viables et – dans le cadre d’une évaluation globale – de les relier à l’objectif de politique monétaire souhaité et réalisable. (139)

    7. Toutefois, le fait qu’un programme comme le PSPP [Public Sector Asset Purchase Programme] constitue un contournement évident de l’article 123, paragraphe 1 du TFUE n’est pas déterminé par le respect d’un critère unique, mais uniquement sur la base d’une évaluation globale. En particulier, la limite d’achat de 33 % et la répartition des achats selon la clé de répartition du capital de la Banque centrale européenne empêchent des mesures sélectives du PSPP en faveur des différents États membres et empêchent l’Eurosystème de devenir le créancier majoritaire d’un État membre. (217)

    8. Une modification (ultérieure) de la répartition des risques pour les obligations d’État acquises dans le cadre du PSPP toucherait les limites de la responsabilité budgétaire globale du Bundestag allemand et serait incompatible avec l’article 79.3 de la Loi fondamentale [de la République fédérale d’Allemagne]. En l’espèce, cela représenterait une présomption de responsabilité pour la volonté d’un tiers, ce qui est interdit par la Loi fondamentale, avec des conséquences difficiles à calculer (227).

    9. En raison de leur responsabilité en matière d’intégration, le gouvernement fédéral et le Bundestag sont tenus de travailler à un contrôle de proportionnalité par la Banque centrale européenne. Ils doivent faire clairement connaître leur avis juridique à la Banque centrale européenne ou veiller à ce que les conditions contractuelles soient rétablies. (232)

10. Les organes constitutionnels, les autorités et les tribunaux ne peuvent pas participer à la mise en œuvre, à l’exécution ou à l’opérationnalisation d’actions au-delà de leurs pouvoirs. En principe, cela vaut également pour la Bundesbank. (234)

Décryptage et commentaires de ce jugement du 5 mai 2020

L’examen attentif de ce résumé puis des 237 articles du jugement du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe permet de tirer deux conclusions essentielles :

1°) le jugement peut satisfaire les européistes sur un point : la Cour de Karlsruhe reconnaît que le programme de rachats d’obligations ne viole pas, en soi, l’interdiction de financement monétaire des États posée par les traités européens ;

2°) mais ce même jugement entraîne des conséquences, difficiles à mesurer, mais potentiellement dévastatrices pour l’euro et pour l’Union européenne. Le Tribunal de Karlsruhe disqualifie unilatéralement et souverainement le jugement de la CJUE sur la question, juge que ce programme PSPP est en partie inconstitutionnel vis-à-vis de la Constitution allemande, et fixe un ultimatum de trois mois à la BCE pour justifier de la proportionnalité de cette mesure, à défaut de quoi la Bundesbank se verrait interdire d ‘y participer.

Le jugement peut satisfaire les Européistes sur un point

Le Tribunal constitutionnel allemand a jugé que le programme d’achat PSPP ne violait pas l’interdiction de financement monétaire, posée par les traités européens.

Cependant, la Cour suprême allemande n’accepte la légalité de cette procédure que pour autant que le programme de rachat reste soumis aux règles en vigueur. Parmi ces règles en vigueur, les juges allemands citent notamment “la limite d’achat de 33 % et la répartition des achats selon la clé de répartition du capital de la Banque centrale européenne” comme “[empêchant] des mesures sélectives du PSPP en faveur des différents États membres” et “[empêchant] l’Eurosystème de devenir le créancier majoritaire d’un État membre”.

En d’autres termes, la Cour de Karlsruhe se réserve la possibilité de juger ultérieurement contraire aux traités européens un autre programme de rachat d’obligations d’État qui avantagerait de façon disproportionnée un ou plusieurs États par rapport à d’autres, ou qui conduirait l’Eurosystème à devenir un créancier majoritaire d’un État.

On comprend ce qui est visé : l’aide illimitée qu’apporterait ce programme à un pays comme l’Italie par exemple, en rachetant jusqu’à la fin des temps des dettes souveraines italiennes pour éviter que ne se creuse l’écart des taux (les fameux “spreads”) entre les émissions allemandes et les émissions italiennes.

Il faut bien comprendre qu’il s’agit d’une épée de Damoclès qui revient à brider l’action de la BCE de façon très importante pour l’avenir de la survie même de l’euro.

En regard du maigre motif de satisfaction qu’apporte aux Européistes cette validation du PSPP sous des conditions limitatives, le jugement du Tribunal de Karlsruhe pose par ailleurs des problèmes redoutables pour la suite des événements, et notamment pour l’architecture institutionnelle de l’UE, et le devenir même de l’euro et de l’UE.

Examinons pourquoi.

Un jugement sans précédent, qui disqualifie la Cour de justice de l’Union européenne “en tout cas pour l’Allemagne”

Saisie de la légalité du PSPP, le Tribunal de Karlsruhe avait demandé son avis à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) – située à Luxembourg – en tant que juge de la bonne application du droit européen. Le 11 décembre 2018, les juges de la CJUE avaient jugé que le PSPP était conforme au droit de l’Union et n’enfreignait pas l’interdiction du financement monétaire des États, prévu par l’article 123 du traité sur le fonctionnement de l’UE.

Or, par son jugement du 5 mai 2020, le Tribunal constitutionnel allemand a refusé de prendre acte de l’arrêt de la CJUE en expliquant, dans l’article 112 de son verdict, que “Le mandat jurisprudentiel de la Cour de justice de l’Union européenne […] cesse lorsque son interprétation des traités n’est plus compréhensible et devient donc objectivement arbitraire.”

“Incompréhensible” et “arbitraire” ! Ce sont des mots exceptionnellement forts et rarissimes dans l’énoncé d’un verdict d’une Cour suprême nationale. A fortiori pour qualifier un arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne.

On peut avancer sans risque que cette disqualification officielle de la CJUE par la Cour suprême d’un État-membre de l’UE est sans précédent. Et le précédent ainsi créé est d’autant plus historique et redoutable pour l’institution de Luxembourg qu’il émane du Tribunal constitutionnel allemand, juridiction hautement respectée du plus puissant État de l’UE.

Tirant les conséquences de ce double caractère, “incompréhensible” et “arbitraire”, de la décision de la CJUE, le Tribunal de Karlsruhe précise ensuite que celle-ci ne s’applique “en tout cas pas à l’Allemagne” car elle n’est plus couverte par “le mandat” de délégation de l’article 19 TUE” et qu’elle ne répond pas à “l’exigence d’un niveau minimum de légitimité démocratique”. (112).

En bref, et pour répondre très concrètement aux plaignants qui l’avaient sollicité, le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe a jugé qu’il ne devait pas tenir compte de la décision de la CJUE et qu’il lui revenait de contrôler lui-même la légalité des décisions de la BCE.

La décision du Tribunal de Karlsruhe place les autres États membres de l’UE devant un redoutable dilemme

Il faut bien mesurer l’extrême importance de cette décision : alors que les autres Cours suprêmes des États membres de l’UE reconnaissent la supériorité de la CJUE, la Cour suprême allemande refuse désormais de reconnaître cette supériorité et s’estime au contraire supérieure à la CJUE. Conformément à sa raison d’être même, le Tribunal de Karlsruhe remplit ainsi sa mission fondamentale, qui consiste à faire prévaloir la Constitution allemande sur toute autre considération. Et notamment sur le droit des traités européens et le droit dérivé.

C’est peu dire qu’il agit ainsi de façon diamétralement opposée à notre Conseil constitutionnel, lequel se résigne, lorsqu’il constate une incompatibilité entre des traités européens et notre Constitution, à demander l’amendement de celle-ci pour satisfaire au dogme européiste, même lorsque les Français ne sont pas d’accord comme on a pu le constater lors du référendum du 29 mai 2005.

Les conséquences de la décision du Tribunal de Karlsruhe sont potentiellement dévastatrices car elle s’attaque à toute l’architecture institutionnelle européenne et place les autres États membres devant un redoutable dilemme :

  • soit ils continuent à se subordonner aux décisions de la CJUE et ils admettent donc que l’Allemagne, seule, a le droit de s’y refuser ; ce qui est politiquement intenable puisque cela revient à acter que l’UE sert unilatéralement les intérêts de l’Allemagne,
  • soit les autres Cours suprêmes nationales s’arrogent les mêmes droits que le Tribunal de Karlsruhe et décident, à chaque fois, si les décisions de la CJUE leur conviennent ou pas ; ce qui revient à mettre un terme à l’unité d’interprétation du droit européen, et donc au principe même de la “construction européenne”. On imagine déjà les Cours suprêmes de Pologne ou de Hongrie s’engouffrer dans la brèche énorme qui vient ainsi d’être ouverte par l’Allemagne !

Un jugement qui donne trois mois à la BCE pour justifier la proportionnalité du PSPP, faute de quoi la Bundesbank devra cesser d’y participer.

La décision du Tribunal constitutionnel s’achève par un article 235, dont le contenu est tout à fait opérationnel :

La traduction en est la suivante :

Il est donc interdit à la Bundesbank d’appliquer et d’exécuter la décision (UE) 2015/774 et les décisions ultérieures (UE) 2015/2101, (UE) 2015/2464, (UE) 2016/702, (UE) 2017/100 après une période de transition de trois mois maximum nécessaire au vote au SEBC [Système européen de banques centrales], et de prendre part à la décision du 12 septembre 2019, en effectuant des achats de portefeuille d’obligations ou en participant à une nouvelle augmentation du volume d’achat mensuel, à moins que le Conseil des gouverneurs de la BCE n’explique clairement dans une nouvelle décision que les objectifs de politique monétaire visés avec le PSPP ne sont pas disproportionnés par rapport à la politique économique et budgétaire associée. Avec la même condition préalable, elle est tenue de veiller à ce que, compte tenu des achats effectués dans le cadre du PSPP, les détentions d’obligations d’État soient coordonnées – également à long terme – dans le cadre du SEBC.

En clair, le Tribunal de Karlsruhe donne donc trois mois au Conseil des gouverneurs de la BCE pour adopter « une nouvelle décision » qui démontre de manière compréhensible et justifiée que les objectifs de politique monétaire poursuivis par le PSPP ne sont pas disproportionnés par rapport aux effets de politique économique et budgétaire qui en résultent. À défaut, la banque centrale allemande – la Bundesbank – devra impérativement cesser d’acheter des obligations dans le cadre du programme d’assouplissement quantitatif et envisager de vendre les obligations qu’elle détient déjà à ce titre dans son bilan.

Concrètement, cela signifie que le Tribunal de Karlsruhe juge que la BCE doit prouver :
– qu’elle n’a pas cherché à tout prix à sauver des États membres aux finances désastreuses (ce qui constitue l’un des fondements des plaintes reçues par le Tribunal),
– qu’elle démontre qu’elle n’a pas confondu politique monétaire et politique économique et budgétaire,
– qu’elle a bien « évalué l’impact que son programme d’achat d’obligations d’État peut avoir sur la dette publique, l’épargne, les retraites, les prix de l’immobilier, la survie des entreprises qui ne sont pas économiquement viables », en soulignant au passage que « l’épargne privée [a] subi des pertes considérables ».

Un jugement qui place la BCE dans l’expectative

La BCE, si fortement attaquée par la décision du Tribunal de Karlsruhe, a publié un communiqué de presse quelques heures après, et après la tenue d’une réunion du Conseil des gouverneurs.

En voici la traduction :

Communiqué de presse

La BCE prend note de la décision de la Cour constitutionnelle fédérale allemande et reste pleinement attachée à son mandat

5 mai 2020

Le Conseil des gouverneurs a reçu une communication préliminaire du gouverneur de la Bundesbank et du service juridique de la Banque centrale européenne (BCE). La BCE prend note de l’arrêt rendu ce jour par la Cour constitutionnelle fédérale allemande concernant le programme d’achat dans le secteur public (PSPP).

Le Conseil des gouverneurs reste fermement résolu à faire tout ce qui est nécessaire dans le cadre de son mandat pour faire en sorte que l’inflation atteigne des niveaux compatibles avec son objectif à moyen terme et que les mesures de politique monétaire prises pour atteindre l’objectif de maintien de la stabilité des prix soient transmises à toutes les parties de l’économie et à toutes les juridictions de la zone euro.

La Cour de justice de l’Union européenne a jugé en décembre 2018 que la BCE agissait dans le cadre de son mandat de stabilité des prix.

Ce communiqué de presse sibyllin révèle l’embarras de la BCE. Elle précise qu’elle “prend note” de la décision du Tribunal de Karlruhe – ce qui ne signifie pas grand-chose – mais elle semble n’en tirer aucune conséquence puisqu’elle se retranche derrière le jugement de la CJUE de décembre 2018, jugement que précisément le Tribunal constitutionnel allemand considère comme nul et non avenu “en tout cas pour l’Allemagne”.

Certes, mais ensuite ?

Le principal actionnaire de la BCE est, de loin, la Bundesbank allemande qui détient 17,99 % du capital (et 25,57 % si on se limite aux seules 19 banques centrales de l’eurozone). Que va donc faire la BCE si son principal actionnaire lui demande de présenter la “nouvelle décision” exigée par la Cour suprême allemande, faute de quoi ledit principal actionnaire sera constitutionnellement obligé de se retirer du PSPP ?

Un jugement qui donne satisfaction aux dirigeants de la Bundesbank et aux élites dirigeantes allemandes mais qui place les autres États dans l’embarras

Officiellement, le président de la Bundesbank, Jens Weidmann, s’est pour l’instant contenté d’un communiqué évasif suite à la décision du Tribunal de Karlsruhe. Il a seulement indiqué qu’il « aiderait la BCE à satisfaire à l’exigence des juges, dans le respect de l’indépendance du Conseil des gouverneurs ». Difficile de faire plus terne, plat et ambigu.

Cependant, il est plus que vraisemblable que le jugement du Tribunal de Karlsruhe doit satisfaire les dirigeants de la Bundesbank, qui tirent depuis des années la sonnette d’alarme devant les dérives de la BCE. Ils se voient en effet confortés, par le plus puissant soutien juridique allemand qui soit, pour faire prévaloir leur point de vue face à la BCE. On peut même légitimement se demander si les attendus du jugement n’ont pas été conçus en concertation discrète avec ces dirigeants.

Ce jugement satisfait aussi toutes les élites allemandes qui refusent bec et ongles les dérives de la BCE, les pressions croissantes en faveur de la “mutualisation des dettes”, et les risques insurmontables auxquels est confronté l’euro.

Comme le souligne par exemple le journal Les Échos, le président du très influent institut IFO, Clemens Fuest, s’est ainsi félicité de la décision des juges de Karlsruhe en ces termes : « La BCE doit justifier que son choix d’accepter des effets secondaires tels que les pertes de revenus des épargnants ou les conséquences sur l’évolution des prix immobiliers est bien fondé ».

Clemens Fuest a également souligné que le Tribunal de Karlsruhe n’avait jugé conformes à la Constitution allemande que les achats de la BCE qui respectent la clé de répartition des participations des banques centrales nationales dans le capital de la BCE, et que cette dernière doit s’abstenir d’acheter les obligations des pays dont la notation est devenue insuffisante. Et il en explicite l’une des conséquences les plus importantes : « Ces conditions limitent notamment la marge de manœuvre pour acheter des obligations d’État italiennes ». (cf. remarque supra)

Rappelons au passage que Clemens Fuest avait d’ailleurs explicitement approuvé les analyses de l’UPR sur l’euro dans un message Twitter du 17 juillet 2018.

Que va-t-il se passer maintenant ?

La question se pose maintenant de savoir ce que va être la suite et qui sera juge de la “nouvelle décision” de la BCE demandée sous trois mois.

D’une part, il n’est pas assuré que le Conseil des gouverneurs de la BCEcomposé des six membres du directoire et des gouverneurs des banques centrales nationales des dix-neuf pays de la zone euro – accepte de déférer à cette demande émanant de la seule Cour suprême d’un seul des États membres – l’Allemagne – laquelle a déclaré d’emblée qu’elle rejetait le jugement de la CJUE de décembre 2018. Or, comme le révèle son premier communiqué de presse ci-dessus, la BCE semble pour l’instant vouloir en rester à la seule décision de la CJUE et ne tenir aucun compte du jugement du Tribunal de Karlsruhe.

D’autre part, et à supposer que le Conseil des gouverneurs de la BCE se plie à la demande du Tribunal de Karlsruhe, il n’est pas clair de savoir qui sera juge de la façon dont la BCE aura, ou non, répondu à cette demande. Sera-ce le Tribunal de Karlsruhe lui-même ? Ou bien la Bundesbank ? Ou bien le gouvernement fédéral allemand ? Ou bien les députés du Bundestag ? Sans doute le Tribunal de Karlsruhe lui-même, mais probablement après concertation discrète avec telle ou telle de ces autres instances, ou sur les conseils avisés d’instituts de recherche privés comme l’IFO de Clemens Fuest déjà évoqué.

Si le Tribunal de Karlsruhe n’est pas convaincu par la “nouvelle décision” de la BCE, il donnera l’ordre à la Bundesbank de ne plus acheter, pour le compte de la BCE, des obligations publiques allemandes (qui représentent actuellement quelque 30 % des achats) et elle devra se séparer de celles qu’elle détient. Certes, les autres banques centrales nationales pourront se substituer à elle, mais la crédibilité de l’action de la BCE sera très sérieusement amoindrie, et en partie ruinée pour ce qui concerne la survie de l’euro.

Rappelons encore une fois que le Tribunal constitutionnel allemand a bien souligné que le PSPP n’était pas contraire aux traités européens que pour autant que la limite de détention de 33 % est bien respectée. Or la part allemande dans le PSPP est déjà proche de 30 % (sans le PEPP prévu pour la pandémie), alors même que le PSPP devra sans doute être étendu et augmenté en taille.

Quel que soit le cas de figure, la décision du Tribunal de Karlsruhe semble donc mettre un coup d’arrêt à l’augmentation de la part de l’Allemagne dans le PSPP. Dans un avenir proche, c’est peut-être le problème le plus important : une limite stricte aux achats de la BCE affaiblira les décisions de celle-ci et sa crédibilité dans la lutte contre la fragmentation de la zone, en particulier vis-à-vis de la dette italienne.

En réalité, la décision du Tribunal de Karlsruhe donne à peu près les mains libres aux dirigeants allemands pour déterminer eux-mêmes ce qu’ils estimeront bon pour l’Allemagne – y compris s’ils veulent donner le coup de grâce à l’euro – et non pas ce que la BCE estimera bon pour sauver l’euro.

La décision du 5 mai 2020 du Tribunal de Karlruhe sonne ainsi le glas de la fameuse phrase de Mario Draghi, à l’époque président de la BCE, qui avait lancé à Londres, le 26 juillet 2012, alors que la zone euro était au bord de l’explosion : « Within our mandate, the ECB is ready to do whatever it takes to preserve the euro. And believe me, it will be enough ». En français : « Dans le cadre de son mandat, la BCE est prête à tout pour préserver l’euro. Et croyez-moi, ce sera suffisant. » Cette phrase avait alors réussi à retourner les anticipations des marchés et à sauver l’euro de la désintégration.
Mais en mai 2020, les marchés savent désormais que Christine Lagarde ne peut plus dire « the ECB is ready to do whatever it takes to preserve the euro » parce que l’Allemagne vient de montrer des bornes très claires à son action.

Conclusion : un jugement qui accentue encore la pression sur le respect de la démocratie et de la souveraineté populaire.

Il n’est guère besoin d’insister sur le fait que le jugement du 5 mai 2020 du Tribunal de Karlsruhe représente un nouveau et formidable camouflet pour les chantres de la “solidarité européenne” et pour les rêveurs de la “mutualisation des dettes” dans la zone euro, au premier rang desquels Macron.

Car si la Cour de Karlsruhe estime déjà anticonstitutionnel un rachat “disproportionné” des dettes des États par la BCE, au point d’interdire à la Bundesbank d’y participer si la proportionnalité n’est pas démontrée, on imagine sans peine ce que serait le jugement du même Tribunal s’il lui était demandé de juger de la constitutionnalité des “coronabonds” ou de toute autre dette mutualisée. C’est-à-dire des dettes où le peuple allemand serait potentiellement appelé à payer des dettes non remboursées des Italiens ou des Espagnols.

Au-delà de cette remarque fondamentale – qui contribue à sceller l’avenir de l’euro – il importe de relever que le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe vient de confirmer sa jurisprudence antérieure et d’amplifier encore sa pression sur le respect de la démocratie et de la souveraineté populaire.

Je renvoie ici à la longue analyse que j’avais publiée le 2 juillet 2012 sur l’attitude du Tribunal de Karlsruhe sur le précédent capital de son jugement du 30 juin 2009 au sujet du projet de Constitution européenne, puis du traité de Lisbonne.

Ces textes avaient déjà été déférés pareillement au Tribunal constitutionnel fédéral. La décision avait pris de nombreux mois et s’était soldée par un arrêt de quelque 150 pages (à comparer aux 5 pages du Conseil Constitutionnel français) le 30 juin 2009.

Bien que caché à l’opinion publique française par nos médias, cet arrêt du 30 juin 2009 avait certes donné son aval au traité de Lisbonne, mais en l’assortissant de considérations qui avaient semé l’effroi chez les Européistes car elles portaient en germe des bombes pour l’avenir.

Mon dossier toujours en ligne dresse les 13 principales décisions du 30 juin 2009 qui mettaient en avant les questions fondamentales de la démocratie et de la souveraineté populaire :

  • 1) La Loi fondamentale interdit à l’Allemagne de s’affranchir de sa souveraineté en intégrant une Europe fédérale. La Constitution allemande autorise l’Allemagne à adhérer à une association d’États souverains mais pas à un État fédéral.
  • 2) L’Union européenne ne peut pas être considérée comme un État à ce stade, car elle comporte des aspects hybrides, à la fois fédéraux et intergouvernementaux.
  • 3) L’Europe n’étant pas un État fédéral, le Conseil européen n’est pas une deuxième chambre, le Parlement européen ne représente pas un peuple unique, et la Commission européenne n’est qu’un organe supranational (§ 271 de l’Arrêt).
  • 4) L’éventuelle évolution vers un État fédéral européen constituerait un transfert irrévocable de souveraineté, un bouleversement constitutionnel que seul pourrait décider le peuple lui même : une telle étape demeure entre les mains du peuple allemand et lui seul. (§ 228 de l’Arrêt).
  • 5) Le passage à un État fédéral européen exigerait donc un référendum (§ 263 de l’Arrêt).
  • 6) En l’état actuel de l’Union, un renforcement du pouvoir supranational créerait un « déficit démocratique structurel inacceptable » et, à défaut de référendum où le peuple acquiescerait à cette évolution, L’ALLEMAGNE DEVRAIT QUITTER L’UNION EUROPÉENNE. C’est ici un passage capital de l’Arrêt du 30 juin 2009, qu’il faut citer in extenso (c’est le § 264) :

« Un déficit démocratique structurel inacceptable au regard des articles 23 et 79.3 de la Loi fondamentale existerait si l’étendue des compétences, la liberté d’action politique et le degré d’indépendance dans la prise de décision par les organes de l’Union atteignait un niveau de type fédéral dans un État fédéral, c’est à dire un niveau analogue à celui d’un État, si les compétences législatives par exemple, essentielles à l’auto-détermination démocratique, étaient exercées principalement au niveau de l’Union. Si dans la marche à l’intégration européenne apparaît une disproportion entre le type et l’étendue des compétences de souveraineté exercées d’une part et le degré de légitimation démocratique d’autre part, il est de la responsabilité de la République fédérale d’Allemagne, d’œuvrer à un changement, et même si la situation empire, de refuser de participer davantage à l’Union européenne. »

  • 7) Le Traité de Lisbonne ne comble pas le déficit démocratique inhérent aux aspects fédéraux existants. Même avec Lisbonne, l’Union souffre d’un déficit démocratique et le Parlement européen ne représente aucun peuple européen souverain (§§ 280, 289, 290, 293).
  • 8) La Commission n’est pas légitime à se muer en gouvernement supranational (§ 297).
  • 9) Le Tribunal a jugé qu’il doit subsister un périmètre de souveraineté au sein duquel les États doivent conserver une “latitude suffisante”. Ce périmètre comprend la sécurité, la défense, le droit et la procédure pénale, LES RECETTES ET DÉPENSES BUDGÉTAIRES, la famille, la culture, l’éducation, le domaine social et certaines libertés fondamentales. (C’est ici un autre passage capital de l’Arrêt du 30 juin 2009 : l’article 249 décrit in extenso ici)
  • 10) Les États doivent rester les seuls “maîtres des traités”, les clauses passerelles (clause de flexibilité et clauses de révision sans ratification) sont inconstitutionnelles. (§§ 231, 233)
  • 11) L’Union européenne n’a d’autre légitimité démocratique que celle conférée par ses États membres, lesquels lui attribuent des compétences délimitées et révocables (principe d’attribution) (§§ 234, 262, 279).
  • 12) La primauté du droit européen s’arrête devant l’”identité constitutionnelle” des États, dont le juge constitutionnel national reste l’ultime gardien (§§ 331, 332, 336).
  • 13) La Cour constitutionnelle de Karlsruhe peut dans certains cas s’opposer à la Cour de justice européenne qui n’est pas, et qui n’a pas, à se comporter comme une juridiction suprême (§§ 337, 340, 343).

Comme on le voit, par son jugement du 5 mai 2020, le Tribunal de Karlsruhe reprend donc à son compte son jugement du 30 juin 2009, mais il passe cette fois-ci à l’acte.

Il y a onze ans, il n’avait fait qu’évoquer la possibilité théorique de s’opposer à la CJUE “qui n’est pas, et qui n’a pas, à se comporter comme une juridiction suprême”.

Cette fois-ci, il s’y oppose concrètement, et de la façon la plus cinglante, en taxant son jugement de “non compréhensible” et “arbitraire”, en le considérant donc comme non applicable à l’Allemagne, en jugeant le PSPP en partie inconstitutionnel, et en donnant une injonction à la BCE, à défaut de quoi la BCE se verrait interdire de participer au PSPP.

Certains esprits regretteront que ces évolutions soient trop lentes. Mais peut-être est-ce inévitable, car le Tribunal constitutionnel doit aussi tenir compte, dans l’énoncé de ses jugements, de leur acceptabilité par les instances dirigeantes et l’opinion publique allemandes.

Et si cette décision historique du 5 mai 2020 ne va peut-être pas encore assez loin pour certains, force est de constater qu’elle constitue le jugement le plus frontalement opposé aux dérives fédéralistes et anti-démocratiques de l’UE, le plus opérationnel aussi par sa disqualification sans précédent de la CJUE et par son injonction à la BCE.

Un tel jugement n’aurait sans doute pas été possible il y a encore un an, avant notamment l’effondrement du sentiment pro-européen des populations constatant la nocivité absolue de l’UE sur les systèmes hospitaliers et les services publics, et l’absence totale de “solidarité européenne”, défauts monstrueux apparus en pleine lumière à l’occasion de la pandémie de Covid-19.

Le jugement du 5 mai 2020 du Tribunal de Karlsruhe constitue ainsi un témoignage essentiel que la pression en faveur de la démocratie et de la souveraineté des peuples s’est considérablement renforcée depuis son arrêt de 2009. Il laisse bien augurer de l’avenir et de l’effondrement inéluctable de tout l’édifice.

L’ultra-européiste journaliste de Libération Jean Quatremer ne s’y est d’ailleurs pas trompé. Éructant contre le jugement du Tribunal constitutionnel allemand, il vient de signer un article enflammé qui s’achève par cette conclusion rageuse : « Bref, une poignée de juges allemands pourraient bien avoir eu la peau de l’euro et de l’Union. »

Cette fureur de Jean Quatremer est l’un des meilleurs signes qui soient du désarroi, proche de la panique, qui a saisi depuis quelque temps les Européistes français.

François ASSELINEAU
6 mai 2020

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