Le conte de Noël 2019 : ce que nous enseigne l’interdiction d’exportation du « Christ moqué » de Cimabue.

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Photo : L’expert Éric Turquin examinant le panneau de Cimabue avant sa mise aux enchères le 27 octobre 2019 .

Il y a six mois, les héritiers d’une dame âgée résidant à Compiègne (Oise) ont fait par hasard une découverte sensationnelle en procédant au déménagement de la maison de leur aïeule récemment décédée. Un tableau, qui était accroché dans un couloir et que la famille pensait jusqu’alors n’être qu’une icône ancienne sans grande valeur, fut transmis pour expertise à Éric Turquin, l’un des experts en tableaux anciens les plus chevronnés de France.

Une découverte extraordinaire

L’expert français a examiné de près le petit tableau trouvé à Compiègne au printemps 2019, de petite taille (25,8 cm sur 20,3 cm). C’est une peinture à l’œuf et fond d’or sur panneau de peuplier, comme on le faisait dans la seconde moitié du XIIIe siècle. Et il a découvert qu’il s’agissait d’un tableau d’une indicible rareté, que l’on pouvait attribuer sans l’ombre d’un doute à Cenni di Pepo, dit « Cimabue » (1240-1302), peintre italien majeur de la pré-Renaissance.

Intitulé « Le Christ moqué » ou « La dérision du Christ » ou encore « Le Christ aux outrages », ce panneau montre le Christ entouré d’une foule d’hommes à l’expression hargneuse et grimaçante.

L’expert français Éric Turquin explique que « les traces de l’ancien encadrement, les petits pointillés ronds exécutés de la même façon au poinçon, le style, l’ornementation du fond d’or, la correspondance des dos des panneaux et l’état respectif des trois panneaux confirment que ces panneaux constituaient le volet gauche du même diptyque ».

Non seulement l’expert a découvert qu’il ressemblait en tout point à la main de Cimabue mais il a remarqué aussi qu’il s’insérait parfaitement dans le « Diptyque de dévotion » de cet artiste, daté de 1280, dans lequel étaient représentées – sur huit panneaux de taille semblable – des scènes de la Passion du Christ, disposés en deux volets, vraisemblablement dispersés au XIXe siècle.

Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Diptyque_de_d%C3%A9votion_(Cimabue)

On ne connaissait jusqu’à présent que deux autres panneaux sur les huit vendus à la découpe au XIXe siècle :

Figure fondamentale de tout l’art occidental, immensément connu des amateurs d’art, Cimabue, qui vécut deux siècles avant Léonard de Vinci, fut l’un des tout premiers artistes à s’émanciper de la peinture médiévale d’inspiration byzantine.

Il est connu pour avoir introduit des éléments de réalisme dans l’expression des personnages, ce qui en fait le précurseur du réalisme de la Renaissance florentine. L’une de ses œuvres les plus célèbres est le fameux Crucifix de l’église de Santa Croce, à Florence, qui fut irrémédiablement endommagé par la crue catastrophique de l’Arno en 1966.

Le Crucifix de l’église de Santa Croce à Florence, peint par Cimabue en 1287.

Adjugé 24 180 000 d’euros le 27 octobre 2019

Les héritiers du panneau ont décidé de le mettre en vente aux enchères et le panneau a été le lot vedette de la vente aux enchères du 27 octobre 2019, à Senlis, par la maison de ventes Actéon.

Estimé par le commissaire-priseur entre 4 et 6 millions d’euros, le petit panneau de peuplier a vu son prix s’envoler pour atteindre, en moins de 10 minutes, la somme phénoménale de 24 180 000 d’euros (19,5 millions d’euros au marteau, plus 4,68 millions d’euros de taxes), soit 4 fois plus que son estimation haute.

Il est ainsi devenu le tableau primitif le plus cher du monde et il a accédé au 8e rang des tableaux anciens les plus chers jamais vendus, derrière :

  • le Salvator Mundi de Léonard de Vinci (2017),
  • le Massacre des Innocents de Rubens (2002),
  • Loth et ses filles de Rubens (2016),
  • le portrait de Cosme de Médicis de Pontormo (1989),
  • le Portrait de Femme de Rembrandt (2000),
  • le portrait de Laurent de Medicis de Raphaël (2007)
  • et le Grand Canal de Canaletto (2005).

L’identité de l’acheteur n’a pas été dévoilée après la vente. Mais, selon des informations de presse, il aurait été acheté pour la collection privée Alana, appartenant à un couple de collectionneurs chiliens richissimes installés aux États-Unis, spécialisée dans l’art de la Renaissance italienne.

Le deuxième meilleur enchérisseur aurait été le Metropolitan Museum de New York.


Coup de théâtre : l’État français refuse le certificat d’exportation du panneau de Cimabue et lui confère le statut de « trésor national » pendant 30 mois

Conformément à la loi N° 2000-643 du 10 juillet 2000 « relative à la protection des trésors nationaux » et à la suite de l’avis de la Commission consultative des trésors nationaux, le ministre de la Culture Franck Riester a signé, le 23 décembre 2019, un arrêté refusant le certificat d’exportation pour ce panneau de Cimabue, lui conférant ainsi le statut de « trésor national » pour une période de trente mois qui s’ouvre à compter de la notification de cette décision au propriétaire du tableau.

Comme le précise l’arrêté ministériel, ce délai de trente mois, sera mis à profit pour réunir les fonds nécessaires à la réalisation d’une acquisition au bénéfice des collections nationales publiques en vue de permettre à ce panneau de rejoindre la Maesta du maître italien déjà conservée au musée du Louvre.


Un arrêté ministériel pris pour se conformer aux traités européens

Pourquoi cette procédure ? Pourquoi le ministre français de la culture a-t-il pris un arrêté ministériel pour attribuer le statut de « trésor national » au panneau de Cimabue et justifier ainsi le refus du certificat d’exportation de cette œuvre d’art exceptionnelle ?

L’explication se trouve dans les traités européens, qui ont contraint le législateur français à s’adapter.

Il faut en effet comprendre que l’interdiction d’exporter un objet du territoire national est contraire à l’un des principes fondamentaux de la prétendue « construction européenne », à savoir la « libre circulation des marchandises », telle qu’elle est posée juridiquement dans la 3e partie, titre II, du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE).

Cependant, le traité de Rome avait prévu une clause, qui a été reprise dans les traités ultérieurs, pour autoriser de façon dérogatoire des interdictions d’exportation pour des objets exceptionnels, qualifiés de « trésor national », afin de sauvegarder le patrimoine artistique national.

Preuve au passage, que la “mondialisation” n’est pas inéluctable et que l’on peut fort bien juger légitime de défendre le patrimoine national.

Cette exception figure dans l’article 36 du TFUE, qui fait suite aux articles 34 et 35 qui posent le principe général que « les restrictions quantitatives à l’importation (art. 34) et à l’exportation (art.35) ainsi que toutes mesures d’effet équivalent, sont interdites entre les États membres. »

▶️ L’article 36, en dérogation, pose quant à lui que :

« les dispositions des articles 34 et 35 ne font pas obstacle aux interdictions ou restrictions d’importation, d’exportation ou de transit, justifiées par des raisons de moralité publique, d’ordre public, de sécurité publique, de protection de la santé et de la vie des personnes et des animaux ou de préservation des végétaux, de protection des TRÉSORS NATIONAUX ayant une valeur artistique, historique ou archéologique ou de protection de la propriété industrielle et commerciale. Toutefois, ces interdictions ou restrictions ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée dans le commerce entre les États membres. »

L’arrêté ministériel, le délai de trente mois pour trouver un financement alternatif et l’étonnante justification artistique et historique qu’il développe sur l’œuvre interdite d’exportation, ont précisément pour but de se conformer au regard inquisitorial de la Commission européenne et de la CJUE, qui pourraient, sinon, forcer la France à laisser partir ce joyau.

La France a été placée sous tutelle, même dans ce domaine !


Pourquoi a-t-on le droit de décider souverainement de conserver un tableau de Cimabue en France mais pas celui de conserver nos entreprises industrielles et nos emplois ?

L’interdiction d’exporter le « Christ moqué » de Cimabue est riche d’enseignements. Car elle amène à se poser une question des plus intéressante.

Pourquoi les traités européens autorisent-ils la France, malgré des contraintes, à décider souverainement d’interdire l’exportation d’un panneau en bois d’une taille inférieure à une feuille de papier de format A4 peint en 1280, alors que ces mêmes traités interdisent absolument toute mesure restreignant les mouvements de capitaux et donc la fraude fiscale et les délocalisations industrielles à l’étranger ?

Outre le lobby exercé par le monde de la culture et le lobby de « l’exception culturelle », la réponse à cette différence de traitement tient dans la maximisation du profit des propriétaires.

▶️ Dans le cas d’une œuvre d’art

Auparavant, l’État pouvait préempter une œuvre d’art ou l’interdire de sortie du territoire avant la vente, ce qui avait pour effet de minimiser son prix de vente sur le marché qui était réduit au seul marché français. Donc minoré par rapport au marché mondial.

Désormais, la proclamation du refus d’exporter est faite après la vente, ce qui permet au vendeur d’exiger de l’État français qu’il s’aligne sur le meilleur enchérisseur.

Dans le cas du panneau de Cimabue, l’État va donc devoir payer le prix qu’était prête à payer la fondation chilienne et il va solliciter du mécénat d’entreprise pour cela. Il a trente mois pour y parvenir.

▶️ Dans le cas d’une entreprise ou d’une usine à délocaliser, ce système réservé aux œuvres d’art ne serait pas viable.

L’État serait financièrement incapable, même aidé par du mécénat, de racheter et de gérer toutes les entreprises rachetées par des fonds étrangers ou toutes les usines délocalisées à l’autre bout du monde.


Conclusion : il faut sortir de l’UE pour protéger nos « trésors nationaux » agricoles et industriels

Il ne faut donc pas se leurrer. Certains pourraient rêver de faire adopter, dans le cadre d’une « autre Europe » posée par une refonte des traités européens, le principe de « trésors nationaux » industriels et frapper d’interdiction les délocalisations industrielles ou les ventes d’entreprises françaises à l’étranger.

Mais une telle refonte se heurterait aux intérêts financiers du monde des entreprises et des détenteurs de capitaux. Et elle n’aurait aucune chance de réunir l’unanimité des États membres de l’UE, indispensable pour changer la moindre virgule à un traité européen.

Décidément, la seule façon de conserver dans le patrimoine des Français ces « trésors nationaux » que sont nos grandes entreprises industrielles, nos usines en pointe, notre agriculture et nos laboratoires de recherche, c’est bel et bien de nous libérer de l’Union européenne.

Libéré des contraintes des traités européens, le gouvernement français pourra interdire par arrêté ministériel, et sans avoir à se justifier, non seulement l’exportation des œuvres d’art les plus précieuses mais aussi les délocalisations industrielles et les ventes de notre patrimoine agricole et industriel le plus précieux à des puissances d’argent étrangères.

Tel est au fond l’enseignement de ce conte de Noël 2019.

François ASSELINEAU
25 décembre 2019