Pourquoi l’euro est condamné – Analyse de Vincent Brousseau

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Il y a quelques jours, l’UPR signalait que les soldes Target avaient repris leur fuite en avant, une chose sur laquelle les medias français restent remarquablement discrets.

Le graphique ci-dessous représente l’évolution de ces soldes Target depuis une date antérieure au début de la crise jusqu’à maintenant. Ces soldes sont des dettes et créances dans un système fermé ; leur somme fait donc zéro, ce qui explique l’aspect symétrique du graphique. Les dettes (partie inférieure) sont le reflet des créances (partie supérieure).

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L’épisode 2011-2013 était un moment de panique. Le temps ayant passé, on a accumulé assez de données pour pouvoir faire un constat : Si on enlève cet épisode de panique, on constate à présent que le rythme sous-jacent de la progression ne s’est jamais cassé. La Bundesbank accumule chaque année, en moyenne, environ 80 milliards supplémentaires de créances. Et ce, depuis 2008, ce qui en porte l’encours à un respectable 600 milliards.

Pour donner un ordre de grandeur, je rappellerai que le bilan total de la Bundesbank au début de l’euro n’était que de 250 milliards d’euros, et vers 2005, de 300 milliards.

De sorte que l’on se rapproche de nouveaux sommets – et sans, cette fois-ci, que le facteur panique n’entre en jeu. On a plutôt affaire à une montée inexorable, qui sous-tend le mouvement général. Cela a des conséquences très importantes. Elles sont le sujet de cet article.

Qu’est ce qu’un solde Target ?

Le lecteur désireux de comprendre ce qu’est un solde Target va trouver des réponses à foison sur l’Internet. Il y a d’abord l’offre des sites de la BCE ou de la Banque de France ; je ne les recommanderai pas ici parce que ces textes sont un peu construits pour persuader le lecteur que ces soldes Target sont une chose purement technique et de peu d’importance réelle pour le destin de l’euro.

Bien plus neutres et plus acceptables sont les explications qu’en donnent les banques commerciales. Le lecteur germaniste aura de plus accès à l’abondante production du Docteur Hans Werner Sinn, Président de l’IFO, qui s’est fait une spécialité du sujet.

Enfin, bien sûr, l’UPR explique les Targets dans plusieurs articles et vidéos tant de François Asselineau que de moi-même.

Je recourrai ici à une citation extraite d’une note de BNP Paribas, dont j’apprécie (je parle de la note) la sobriété et l’objectivité. Cette note date d’un peu moins d’un an et ses chiffres sont obsolètes, mais cela n’a pas d’importance pour le paragraphe intitulé « Éléments de définition » que je reproduis ici :

« Au sein de la zone euro, le système Target 2 est une plate-forme intégrée qui enregistre et gère les transferts transfrontaliers de monnaie banque centrale. Il gère, en particulier, les opérations lancées par des banques commerciales et/ou des clients des banques dans le cadre de transactions commerciales ou de flux de capitaux transfrontaliers (investissements de portefeuille, investissements directs, transfert de dépôts). Lorsque le client d’une banque décide de transférer des dépôts d’un pays « A » vers un pays « B », les banques commerciales règlent ces transactions moyennant un transfert de réserves détenues sur leur compte auprès de leur Banque centrale nationale (BCN). Ces comptes courants sont inscrits au passif du bilan des BCN [1]. Pour compenser la variation des réserves, une créance Target 2 est automatiquement générée au bilan de la BCN du pays « B » (celui qui reçoit le flux de capital), alors qu’une dette Target 2 apparaît au bilan de la BCN du pays « A » (celui à l’origine des paiements en cours » (source : http://economic-research.bnpparibas.com/html/fr-FR/Positions-Target-2-mieux-10/04/2015,25534 )

Pas d’union monétaire sans

Il faut bien saisir que ces dettes et créances Target sont consubstantielles, dans le sens le plus strict, au principe de l’union monétaire. L’un ne va pas sans l’autre. Expliquons pourquoi.

L’euro est en fait pluriel, il consiste en créances à vue [2] sur les diverses banques centrales impliquées. Ces banques centrales étant différentes, l’euro existe donc sous plusieurs espèces ; le principe de l’union monétaire réside donc dans la garantie inconditionnelle que l’une d’entre elles peut être échangée contre une deuxième à taux fixe (ici, un pour un), sans limite de quantité et sans restriction d’aucune sorte. Pour que je puisse transférer des euros d’un pays A dans un pays B, il faut que la banque centrale du pays B soit tenue d’accepter de délivrer des euros qu’elle a émis en échange d’une créance de même montant sur la banque centrale du pays A. La moindre restriction là-dessus, et l’union monétaire n’en est plus une. Ainsi donc, les euros qui s’échangent journellement d’un pays à un autre donnent lieu à la naissance de créances des banques centrales les unes sur les autres, ou de dettes des autres envers les unes. C’est une conséquence obligée du système de l’union monétaire.

C’est la condition nécessaire du système, mais c’est évidemment aussi sa pierre d’achoppement. Dès lors en effet que ces transferts deviennent asymétriques, les banques centrales des pays receveurs se trouvent accumuler des créances d’une taille rapidement déraisonnable sur leurs consœurs des pays payeurs. Et elles n’ont pas la liberté de les refuser, car si elles le pouvaient, leurs euros acquerraient une valeur supérieure à ceux de ces consœurs, ce qui contredirait l’union monétaire et, de facto, en scellerait la fin.

Pourquoi de gros soldes Target sont un souci ?

Donc, les soldes Target augmentent. Lorsque je fais une conférence sur le sujet, on me pose une question récurrente qui peut se paraphraser ainsi : « Mais, mon Dieu, si la Bundesbank est créancière, cela devrait lui plaire au contraire, pourquoi donc est-elle si malheureuse ? »

Je vais tenter d’y répondre par quelques exemples simples.

Supposons que je doive à mon lecteur la somme de mille francs suisse. Mon lecteur souhaite se faire rembourser, il me présente ma reconnaissance de dette. Je le rembourse en lui donnant exactement la même reconnaissance de dette. Ne se sentira-t-il pas floué ? Si.

Supposons maintenant que je sois la BNS, la banque centrale suisse. Si l’on présente aux guichets de la BNS un billet de mille francs suisses, qui est une créance de ce montant sur la BNS, elle le remboursera en donnant mille francs suisses, c’est-à-dire exactement la même chose. Elle créditera le compte de mon lecteur (s’il en a un à la BNS) de cette somme, et sinon elle lui donnera du liquide en francs suisses. Or, si donc je suis maintenant la BNS, mon lecteur ne se sent pas floué. Les gens sont en général contents d’avoir le billet de mille dans leur poche.

La différence tient au privilège légal conféré par la Confédération Helvétique à la BNS, et qui donne pouvoir libératoire sur le territoire de la Confédération aux reconnaissances de dettes de la BNS, ce que sont les francs suisses. Je ne m’en explique pas davantage ici, l’ayant fait ailleurs, mais ce qu’il faut retenir, c’est que dans le premier cas ce mode de remboursement « circulaire » est inacceptable, et que dans le deuxième cas il est acceptable.

Ces deux cas sont les seuls qui existent dans le monde normal, sans union monétaire. Mais, dans le cas de l’euro, surgit un troisième cas.

Nous supposerons maintenant que mon lecteur devient la Bundesbank, que je suis moi-même la Banque d’Espagne, et que la dette dont il est question n’est plus en francs suisses mais en euros. Mon lecteur me présente sa créance de mille euros, je la lui rembourse par exactement la même créance, à savoir un solde Target. Revoilà la circularité. La Bundesbank doit-elle être contente ou mécontente ?

Elle est mécontente. Elle a en somme donné de son bon argent allemand en échange d’un « actif » dont elle ne peut rigoureusement rien faire. Fondamentalement, elle est flouée, ce qu’on exprimera en disant qu’elle a « financé » les pays périphériques, à ses frais, gratuitement, et sans l’avoir voulu. Ainsi donc de grosses créances Target – celles de la Bundesbank sont représentées en rouge sur le graphique ci-dessus – ne sont pas pour elle une cause de satisfaction, mais une cause de colère.

La cautèle de M. Weidmann

C’est ici le lieu de rappeler un petit fait passé inaperçu il y a juste quatre ans. Dans une lettre à Mario Draghi, le président Weidmann de la Bundesbank a plaidé en faveur de la mise en œuvre d’un système de nantissement de ces créances Target : la banque centrale débitrice aurait dû selon lui déposer des actifs en gage de sa dette, c’est à dire la nantir. Cette lettre est venue à la connaissance d’un grand journal de la place de Francfort, qui sert informellement de canal à la Bundesbank lorsque celle-ci souhaite dire quelque chose qu’elle ne peut pas dire. Citons l’article, daté du 29 février 2012, intitulé Die Bundesbank fordert von der EZB bessere Sicherheiten, et que l’on trouve sous le lien http://www.faz.net/aktuell/wirtschaft/schuldenkrise-die-bundesbank-fordert-von-der-ezb-bessere-sicherheiten-11667413.html.

« In einem Brief, dessen Inhalt der F.A.Z. bekannt ist, nimmt Weidmann ausdrücklich auf die wachsenden Target-Forderungen Bezug. Er schlägt eine Besicherung dieser Forderungen der EZB gegenüber den finanzschwachen Notenbanken des Eurosystems vor, die einen Wert von mehr als 800 Milliarden Euro erreicht hätten. » (« Dans une lettre, dont le contenu est connu de la Frankfurter Allgemeine Zeitung, Weidmann fait expressément référence à l’accroissement des créances Target. Il propose que ces créances sur les banques centrales les plus faibles soient garanties par le dépôt d’actifs en nantissement [actifs que l’on appelle le “collatéral”, et l’on nomme ce nantissement “collatéralisation” N.d.A.]. Ces créances sur les banques centrales les plus faibles ont atteint le montant de 800 milliards [chiffres de Février 2012 N.d.A.]. »)

Or, si le lecteur a suivi les explications que j’ai données plus haut, il constatera sans peine qu’une telle exigence de nantissement des dettes Target est précisément l’une de ces restrictions qui font cesser l’union monétaire de facto. Dès lors que la banque centrale, mettons, d’Espagne, se trouverait dans l’incapacité de fournir les actifs exigés en nantissement, le transfert d’euros d’Espagne vers un autre pays deviendrait impossible – les virements seraient rejetés, l’euro en Espagne ne vaudrait plus un euro en Allemagne. (Je dis l’Espagne comme je dirais l’Italie, ce n’est qu’un exemple.)

Bien sûr, il serait naïf de croire que la Bundesbank n’ait pas saisi toutes les implications de sa perverse proposition. Bien plutôt, il faut voir en cet épisode un exemple du mauvais vouloir, officieux mais réel, de cette institution envers l’Union monétaire.

J’ai reporté ailleurs en plusieurs endroits d’autres exemples, et les raisons, de ce mauvais vouloir, je n’y reviens pas ici. Ce qu’il faut noter, c’est que la relative technicité de la proposition en masquait le contenu révolutionnaire, qui échappait ainsi aux commentaires des journalistes et des hommes politiques. Grâce à ce voile de la complexité technique, la fiction d’une Bundesbank favorable à l’euro pouvait sans peine être maintenue pour le grand public. Ce même grand public aurait par surcroît pu continuer à croire en l’existence de l’euro – pendant un court laps de temps – même après sa fin effective (c’est le concept de « sortie cauteleuse » auquel je me réfère parfois dans mes conférences). Draghi, bien sûr, ne s’y est pas trompé, et il a fait obstacle à la proposition de Weidmann.

Conclusion : il faut quitter l’euro au plus vite

Il faut l’admettre, le problème est sans issue.

L’euro meurt d’un vice natif de construction : il n’était pas possible d’avoir, à la fois, une pluralité de banques centrales nanties du privilège d’émettre la monnaie légale et une union monétaire. Ce qui se produit était prévisible (et fut d’ailleurs prévu par certains, que l’on n’écouta pas alors).

La seule possibilité de faire survivre l’euro impliquerait le retrait aux BCN – dont la Bundesbank – de ce privilège. Mais cette option est impensable. Tout autre projet de réforme de l’euro, tel que celui de monnaie unique coexistant avec des monnaies nationales, laisserait subsister le problème Target. Sous un autre nom, certes, avec un aspect un peu différent, certes, mais en substance identique. L’euro n’est pas réformable.

Il suffit d’extrapoler le graphique du début de cet article pour comprendre. A terme, toute la monnaie centrale euro sera émise par la Bundesbank – mais une multitude d’autres banques centrales auront libre accès à sa signature, et ce, qu’elle le veuille ou non. Cette situation ne sera pas acceptable.

L’euro est donc condamné, indépendamment de la rhétorique de nos politiciens. Il n’y a plus rien à faire; sauf une chose : en sortir au plus vite. Car lorsqu’un immeuble commence à se fissurer et à s’effondrer, seuls les habitants qui ont la présence d’esprit de déguerpir au plus vite peuvent espérer ne pas périr sous les décombres.

Les utopies finissent toujours par se fracasser sur le mur de la réalité.


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Vincent Brousseau
Responsable national de l’UPR pour l’euro et les questions monétaires
Ancien élève de l’École Normale Supérieure de Saint-Cloud
Docteur en mathématiques de l’Université Paris IX
Docteur en économie de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS)
A travaillé pendant 15 ans à la Banque Centrale Européenne (BCE), et notamment au service de la politique monétaire qui constitue le cœur même du système

[1] BCN : Banque centrale nationale (de la zone euro). Il convient de rectifier en y adjoignant la BCE en tant que telle.

[2] A vue : immédiatement valable, sans date de maturité.