École du socle et « smic culturel »

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Ou comment est-on passé d’une volonté de démocratisation de l’école
à une reconstruction des inégalités scolaires

Le projet de loi « Pour une école de la confiance » (1) soutenu par M. Blanquer a été adopté le 4 juillet 2019 par le Sénat, après avoir été adopté en première lecture par l’Assemblée nationale à la mi-février, à la suite de l’engagement de la procédure accélérée, et une semaine seulement d’examen des articles et des amendements apportés par la majorité et l’opposition. Si ce texte présente quelques mesures qui ont fait la « une » des médias et soulevé de nombreuses polémiques, telle l’obligation de mettre les drapeaux français et européen dans chaque salle de classe, la suppression des mentions « père » et « mère » au bénéfice de « parent 1 » et « parent 2 », ou l’obligation d’instruction dès l’âge de trois ans, le contenu complet du texte a été au bout du compte peu étudié, et ses mesures les plus problématiques quasiment éclipsées du débat, sauf dans les milieux spécialisés. Or, c’est une véritable mutation de notre système scolaire, et donc de notre société, qui est esquissée dans ce texte.

Nous commencerons par détailler les points importants de cette réforme, puis, pour permettre une analyse sur de bonnes bases, nous présenterons les deux principaux types d’organisations de la scolarité que l’on rencontre dans les pays européens. Nous nous attacherons ensuite à l’évolution du système français au cours de ces deux derniers siècles, pour finir par l’analyse de cette loi « école de la confiance », aboutissement d’une évolution de plusieurs décennies. Depuis la loi « Haby » de 1975, chaque ministre de l’Éducation a en effet engagé sa propre batterie de réformes.

I.  Quel est le contenu complet de ce projet de loi, qui va modifier en profondeur le Code de l’éducation ?

Dressons déjà la liste des articles les plus importants, avec leur description sommaire assortie de quelques commentaires :

1. Invention d’un devoir d’exemplarité des enseignants

« Par leur engagement et leur exemplarité, les personnels de la communauté éducative contribuent à l’établissement du lien de confiance qui doit unir les élèves et leur famille au service public de l’éducation. »

On trouve ceci dans les commentaires accompagnant le projet de loi : « Les dispositions de la présente mesure pourront ainsi être invoquées […] dans le cadre d’affaires disciplinaires concernant des personnels de l’Éducation nationale s’étant rendus coupables de faits portant atteinte à la réputation du service public. Il en ira par exemple ainsi lorsque des personnels de la communauté éducative chercheront à dénigrer auprès du public par des propos gravement mensongers ou diffamatoires leurs collègues et de manière générale l’institution scolaire. »

2. Instruction obligatoire à partir de trois ans

Élément de réflexion : à la suite des modifications du Sénat, les jardins d’enfants privés, qui n’emploient pas de professeurs des écoles, peuvent être utilisés comme lieu d’accueil à la place d’une maternelle. Cela ouvre la porte à la possibilité de faire disparaître le métier de maître ou maîtresse de maternelle. En effet, leur rôle pouvant du coup être tenu par des personnes n’ayant pas bénéficié de la même formation, et n’ayant pas passé le concours de professeur des écoles, pourquoi l’État continuerait-il à payer pour les former ?

3. Formation obligatoire jusqu’à l’âge de la majorité

Que ce soit au sein d’établissements d’enseignement scolaire ou supérieur, public ou privé, ou en tant qu’apprenti ou stagiaire de la formation professionnelle, ou au sein d’un service civique ou d’un dispositif d’accompagnement ou d’insertion sociale et professionnelle. « À ce titre, précise le texte du Sénat, Pôle emploi concourt à la mise en œuvre de l’obligation de formation ». 

4. Renforcement du contrôle de l’instruction dispensée dans la famille

Les mesures de contrôle de l’instruction en famille sont renforcées. Quant aux conditions pour obtenir le droit d’instruire soi-même ses enfants en famille, et non au sein d’un établissement scolaire, elles seront moins souples. 

5. Renforcement de l’école inclusive

Coordination des moyens d’accompagnement, entretiens personnalisés entre les parents et les enseignants, accompagnants « référents », rapport complet de la scolarisation des élèves en situation de handicap actualisé trois fois par an (2).

6. Création des « établissements publics locaux d’enseignement international » (ÉPLEI)

Ils sont constitués de classes des premier et second degrés (donc de la maternelle au lycée) et dispensent tout au long de la scolarité des enseignements en langue française et en langue vivante étrangère. Ils préparent à l’option internationale du brevet et à l’option internationale du baccalauréat, au baccalauréat européen, ou à la délivrance simultanée du baccalauréat général et du diplôme ou de la certification permettant l’accès à l’enseignement supérieur dans un État étranger.

Créés par l’État, sur proposition des collectivités locales, ce sont des établissements publics qui peuvent bénéficier également de fonds privés (dons, legs, organisations internationales) ou de l’Union européenne. 

Leur organisation pédagogique prend en compte celle du statut des écoles européennes, selon la convention signée à Luxembourg le 21 juin 1994 (3).

La scolarité dans ces établissements (nombre de cycles, durée des cycles, horaires, programmes et leurs objectifs) est définie par les écoles elles-mêmes, en application du statut des écoles européennes et en accord avec le Conseil supérieur des écoles européennes.

L’admission des élèves ne se fait pas en fonction de l’adresse d’habitation des parents (sectorisation) comme pour tous les autres établissements scolaires : elle est soumise à la vérification de leur aptitude à suivre les enseignements dans la langue étrangère choisie. 

Nota : leur création est actée au BO du 19 Septembre 2019

7. Création des « établissements publics locaux d’enseignement des savoirs fondamentaux » (ÉPLSF), ou « école du socle » 

Même si cet amendement a été supprimé par le Sénat, il est essentiel d’en parler malgré tout, car nous devons inscrire notre réflexion dans une vue générale de l’évolution de l’instruction publique qui se dessine depuis quelques décennies. Or, ce texte a été proposé par des parlementaires qui réfléchissent à cette question depuis longtemps et écrivent à ce sujet dans des revues autorisées, et sont bien implantés dans le paysage idéologique de l’Éducation nationale. Ce projet a d’ailleurs simplement été qualifié de « pas mûr » par M. Blanquer, ce qui laisse entendre qu’il est appelé à devenir « mûr ». De plus, la dénomination du titre Ier de la loi sur « l’école de la confiance » continue de s’appeler « garantir les savoirs fondamentaux pour tous » ! Homonymie qui n’est pas anodine, comme nous le verrons par la suite. C’est également une idée qui, à la suite du suicide de Christine Renon, a été poussée en avant comme une solution possible au malaise des directeurs d’école même si l’on ne voit pas trop le rapport.

Les « établissements publics locaux d’enseignement des savoirs fondamentaux » sont constitués de classes du premier degré et du premier cycle du second degré. Ils associent les classes d’un collège et d’une ou de plusieurs écoles situées dans son secteur de recrutement. La décision de créer un ÉPLSF, donc de regrouper un collège et ses écoles de secteur, est laissée à la discrétion du préfet ou des collectivités locales après avis de « l’autorité de l’État compétente en matière d’éducation » (mais qui sera cette autorité compétente?).

L’organisation reste celle fixée par le Code de l’éducation. Les enseignants du primaire seront placés sous l’autorité du principal du collège, aidé dans sa tâche par un « chef d’établissement adjoint, en charge du premier degré ».

On ne parle plus d’école primaire, mais de « classes du primaire » au sein de l’ÉPLSF.

Éléments de réflexion : cet amendement permet d’appliquer des innovations voulues par les groupes de réflexion privés (think tank) qui gravitent autour de l’Éducation nationale, comme la possibilité aux professeurs des écoles d’enseigner au collège et inversement, ou l’annualisation des services d’enseignement. Cela permet également de supprimer la fonction de directeur d’école primaire, et donc de faire des économies.

8. Élargissement des expérimentations pédagogiques 

dans les écoles ou les établissements publics et privés sous contrat. Il est clairement annoncé par exemple la possibilité d’annualiser les services d’enseignement. (4)

9. Évaluation de l’école

 L’évaluation de la politique publique est désormais confiée au CEE (Conseil d’évaluation de l’école), prochainement créé (probablement fin 2019), à la place du CNESO (Conseil national d’évaluation du système scolaire). Cet organisme se verra aussi confier l’évaluation des établissements, « afin de renforcer et d’encourager l’autonomie des établissements d’enseignement scolaire et de favoriser ainsi l’adaptation aux besoins de leurs élèves et aux situations locales ». Le Sénat a modifié cette partie du texte pour diminuer l’emprise du ministère sur le nouveau Conseil d’évaluation, qui reste malgré tout très importante, faisant craindre son absence d’indépendance.

10. Pré-recrutement et révision de la formation des enseignants

Les étudiants préparant le concours pourront percevoir un salaire dès la deuxième année de licence, en échange d’heures de présence dans les établissements, prenant progressivement des responsabilités dans les classes durant leur cursus, ce qui pourra concerner 3 000 étudiants chaque année. 

Les INSPE (instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation) remplaceront les actuels ESPE (écoles supérieures du professorat et de l’éducation). Les directeurs des INSPE seront nommés par le ministère, et le contenu de la formation sera défini par un référentiel dicté par le ministère, ce qui va là aussi dans le sens d’une mise sous la coupe du ministère.

Après le passage devant le Sénat, il est également inscrit l’obligation de la formation continue des enseignants « en priorité en dehors des obligations de service d’enseignement ». Ce qui va certes faire plaisir à tous ceux qui ont intégré le réflexe « enseignant = fainéant », mais qui soulève encore une fois l’absence de gestion humaine du personnel, le tout dans un contexte de baisse réelle du pouvoir d’achat des professeurs depuis vingt ans (5), ces formations n’étant pas forcément indemnisées (« elle peut [seulement] donner lieu à une indemnisation » est précisé dans le document d’accompagnement du texte de loi).

Que conclure de ces articles de la loi sur « l’école de la confiance » ?

Il ne faut pas oublier que ce projet de loi s’inscrit dans la continuité de trois autres réformes dont on ne sait encore réellement comment elles vont s’appliquer, la réforme du lycée général (conduisant à la suppression des filières), celle du lycée professionnel (qui va conduire à une baisse du nombre d’heures de cours), et celle du baccalauréat (6).

Il s’inscrit également dans l’évolution de l’école primaire et du collège lors des cinquante dernières années, et la mise en place progressive d’un « socle commun de connaissances et de compétences ».

C’est un projet qui, contrairement aux réformes mises en place par les précédents ministres, ne parle absolument pas de pédagogie, et semble purement technocratique, ce qui l’a fait qualifier par certains de « fourre-tout législatif » avançant des propositions très différentes pour lesquelles les objectifs ne sont pas clairement définis. Un projet mal conçu, mal préparé, et autoritariste, passé « au forceps » sans consultation aucune des professionnels du domaine.

Serions-nous simplement devant un texte reflétant l’amateurisme et le mépris auquel nous a habitué ce gouvernement depuis son élection ? Ou y a-t-il au contraire une ligne directrice non annoncée, mais bien présente ?

Pour comprendre les points essentiels de cette réforme, et ne pas se limiter à cette impression de « fourre-tout », il faut procéder à un retour historique  sur l’évolution de l’instruction publique en nous attachant à décrire différentes structurations possibles de l’organisation scolaire, et enfin nous intéresser à la notion d’« école du socle » ou de « savoirs fondamentaux ». 

Une direction apparaît alors qui, si elle n’est pas annoncée, semble quand même bien dessinée, et qui répond à l’orientation générale idéologique de la politique éducative menée en France depuis quelque temps.

II. Filière contre socle

On peut différencier les structures scolaires modernes en deux grands types (même si l’on trouve d’autres classifications) : 

1. Une école commune dans laquelle un programme unique est enseigné à tous les élèves, « l’école du socle », ce que l’on appelle dans certains pays le « secondaire inférieur ». L’école finlandaise en est une illustration.

2. Une organisation en filières parallèles, dans lesquelles les élèves sont recrutés à l’entrée de manière sélective, à différents stades de leur scolarisation. Un bon exemple est l’école allemande, ou ce qui a été mis en place en France dans les années cinquante.

D’après la revue no 158 de l’AFAE (7) (Association française des acteurs de l’éducation, puissant groupe d’influence au sein de l’Éducation nationale qui rassemble essentiellement des responsables administratifs en activité ou à la retraite), « la plupart des pays de l’Union européenne et de nombreux pays de l’OCDE s’organisent aujourd’hui en fonction d’objectifs proches de l’école du socle » (citation de la revue elle-même).

1. Une école du socle, l’école finlandaise

Avant les années 1970, le système scolaire finlandais était fondé sur une école primaire gratuite obligatoire (loi de 1921) de 7 à 13 ans, et un enseignement secondaire payant (collège de 11 à 16 ans suivi d’un examen, puis lycée de 16 à 18 ans) ou un enseignement professionnel. Il n’y a eu que peu d’évolution de ce système créé dans les années 1920, dans la foulée de l’indépendance de la Finlande.

En 1970 intervient une réforme essentielle qui a consisté à combiner l’école primaire et le collège en une seule école, « l’école fondamentale », qui s’adresse à tous et qui définit la scolarité obligatoire.

Le système éducatif finlandais actuel se fonde sur une école primaire polyvalente de neuf années obligatoires que les élèves rejoignent à l’âge de sept ans. 

Ils y suivent un enseignement : 

— sans redoublement

— sans notes avant l’âge de treize ans, mais avec une culture de l’évaluation : les évaluations et autoévaluations non notées sont régulières, et ce depuis la petite enfance. Un bilan annuel est fait pour chaque élève;

— fondé sur un tronc commun auquel s’ajoutent des options à partir de treize ans (deuxième langue, sport, dessin, etc.);

—  constitué d’écoles homogènes de taille modeste (300 à 400 élèves pour un collège, 400 à 500 pour un lycée);

— en groupe ou classe comptant en moyenne vingt élèves et un taux d’encadrement important favorisé par la faible démographie du pays;

— avec un très fort taux de soutien (30 % du temps scolaire);

— dispensé par des enseignants dont le métier est valorisé et reconnu.

Ce système connaît néanmoins des limites :

— elle freine parfois la motivation de l’élève;

— l’esprit de discipline au sein des établissements est faible;

— les élèves précoces sont souvent démotivés en raison de l’insuffisance des défis proposés au collège, d’après un rapport du Sénat français. (8)

Il existe également des classes ou des établissements spécialisés pour les enfants n’arrivant pas à suivre les enseignements.

Après avoir quitté cette école à l’âge de seize ans, ceux qui désirent continuer leurs études ont le choix entre l’école secondaire supérieure (55 % des élèves) et l’école professionnelle (pour 35 %). Ces deux filières sont bien séparées. Une expérience a été menée dans l’optique de les fusionner en une « école de jeunesse », mais ses conclusions ont conduit les autorités à conserver leur séparation. D’après Alain Beitone, « l’entrée dans le secondaire supérieur est très sélective. Les lycées comme les écoles professionnelles sélectionnent les élèves sur la base de leurs résultats scolaires et il existe une vive compétition entre les élèves pour accéder aux meilleurs établissements ». (9)

Les Finlandais ont donc dans les années 1970 modifié drastiquement leur système scolaire, après une profonde réflexion qui trouvait sa source dans une tendance générale si l’on examine d’autres pays à la même époque, mais également dans leurs spécificités culturelles, historiques, sociales et géographiques.

Le rapport du Sénat français sur le système scolaire finlandais souligne bien qu’il n’est « pas possible de définir un idéal-type que l’on pourrait appliquer mécaniquement à n’importe quel pays », même s’il est bien tentant, devant les bons classements de la Finlande aux enquêtes internationales type PISA, de le prendre comme modèle et de vouloir le reproduire pour résoudre nos problèmes.

2.  Un système à filières, le système allemand

L’école est obligatoire à partir de six ans, avec l’entrée dans la Grundschule, l’école primaire. 

C’est à partir de cette année que l’on compte les classes : on entre alors en classe de 1re, puis viennent la 2e, la 3e, etc.

À la fin de la 4e, donc à dix ans, l’enfant, ses parents et ses enseignants décident ensemble de la filière scolaire la plus appropriée parmi les quatre qui existent, en fonction des professions ou études visées. 

De nombreuses passerelles ont été mises en place pour permettre de changer de filière en cas de modification de l’orientation.

L’école secondaire générale, ou Hauptschule, va des classes 5 à 8 et correspond aux élèves plus destinés à l’apprentissage. Le collège d’enseignement secondaire, ou Realschule, va jusqu’à la classe 9 pour ceux qui visent une formation professionnelle, mais les bons élèves ont la possibilité de rejoindre un lycée pour passer un baccalauréat. Le lycée, ou Gymnasium, correspond au système français collège-lycée, allant jusqu’à la classe 11 ou 12, suivant les Länder. Avec une spécialisation au cours des deux dernières années, il permet d’obtenir l’Abitur, le baccalauréat allemand, nécessaire pour accéder aux études supérieures. Enfin, une dernière option, le Gesamtschule (non présente sur le schéma, cette possibilité d’étude est récente), qui réunit les trois autres filières, pour les élèves qui souhaitent éviter une orientation trop précoce.

Dans les années 1950, le système allemand était d’un niveau médiocre comparativement au niveau du système scolaire français de l’époque, et dans les faits très inégalitaire. Des améliorations ont été apportées au fur et à mesure, comme la prise en compte des besoins de passerelles entre les filières, ou la nécessité pour une part des élèves de choisir leur orientation plus tard (d’où la création du Gesamtschule, que l’on peut traduire par « collège et lycée polyvalent »).

Le premier classement PISA a malgré tout pointé un niveau insuffisant des élèves allemands. Ce qui était visé dans les conclusions de l’enquête n’était pas l’organisation en filières, mais certaines particularités de ce système, comme le peu d’heures de cours par jour, des établissements scolaires fermant très tôt dans la journée (vers 14 h), ou des disparités administratives et pédagogiques importantes entre Länder. 

Après des mesures prises telles que l’apprentissage de la langue dès l’âge de trois ans, des écoles ouvertes toute la journée, une harmonisation des enseignements entre les différents Länder, des épreuves communes pour tester régulièrement le niveau des élèves entre 9 et 15 ans et la création de passerelles entre les différentes filières, générales et spécialisées, le classement PISA 2015 révélé en 2016 a montré une nette progression, et l’Allemagne se classe bien au-dessus de la France. Et ce sans que le système de filières soit abandonné. Il s’agit simplement d’une évolution dans la continuité de la réflexion qui était déjà engagée, une évolution somme toute normale compte tenu du chemin déjà parcouru avant.

Une politique d’ajustement et d’améliorations continues permet donc, sans modifier la structure existante, de faire progresser chaque type de système et d’atteindre des résultats intéressants.

La réussite d’un système scolaire n’est donc pas fondée sur le choix du type d’organisation (filières ou socle, ici) mais sur l’adéquation entre les spécificités du pays et l’organisation choisie, ce qu’une étude commandée par le ministère de l’Éducation nationale en 2007 a bien prouvé (10).

III. Qu’en est-il en France ?

Le système scolaire de la première moitié du XXe siècle

Au début du XXsiècle, héritage de l’évolution des siècles précédents, le système scolaire français est constitué en ordres : l’ordre du primaire, l’ordre du secondaire, auxquels se rajoutera l’ordre du technique.

L’école primaire est l’école populaire, obligatoire jusque vers douze ans (cela dépend des périodes), celle qui regroupe la majorité des enfants. Seront rajoutées les écoles primaires supérieures (ÉPS) et les cours complémentaires (CC) pour permettre une formation plus poussée et répondre aux attentes de la population et aux besoins de la société.

Le secondaire est une école payante. Les élèves y sont scolarisés depuis leurs sept ans, dans ce qu’on appelle le « petit lycée ». C’est une formation à l’issue de laquelle les élèves passeront le baccalauréat et auront accès à toutes les formes d’enseignement supérieur.

Les passages entre ordre, ou entre orientations dans un ordre, sont quasi impossibles. Seule un peu de souplesse est introduite en fonction des époques.

L’évolution au cours du XXe siècle va conduire aux grandes réformes des années 1960-1970 et faire basculer cette organisation dans ce que nous connaissons actuellement, un système organisé en école primaire et collège « unique », puis un lycée coupé en trois filières, professionnelle, technique et générale. La tendance de ces dernières années est à un lien plus fort entre école primaire et collège pour permettre une meilleure transition entre ces deux structures pour les élèves, et, au niveau du lycée, à une transformation de la filière technique tendant à la faire ressembler à la filière générale.

1. Comment en est on arrivé à un « collège unique » ?

Nous avons tous en tête l’assertion que le « collège unique » permet de « démocratiser l’école », de mettre en place « l’égalité des chances » de chacun face à la formation.

Quelles étaient les volontés pédagogiques et politiques au moment de son instauration ?

Le plan Langevin-Wallon (11), nom donné au projet global de réforme de l’enseignement élaboré à la Libération conformément au programme de gouvernement du Conseil national de la Résistance en date du 15 mars 1944, évoquait déjà une « culture générale » et une obligation d’instruction jusqu’à dix-huit ans. 

À la fin des années 1950, le besoin élargi en étudiants du supérieur pour maintenir la France au niveau international dans la « bataille des cerveaux », nécessite de mettre au point un dispositif d’orientation qui puisse capter tous les bons élèves : la déperdition d’élèves capables de poursuivre des études longues en classe de fin d’études ou en cours complémentaires doit cesser. 

On met alors en place un enseignement secondaire progressivement accessible à tous ou presque tous : d’abord au collège, puis au lycée.

On crée progressivement un seul type d’établissement (le CEG, collège d’enseignement général, qui sera transformé en CES, collège d’enseignement secondaire, lors de l’extension de l’ouverture vers le lycée) qui regroupera toutes les formes d’enseignement (la voie I, la filière longue des lycées ; la voie II, la filière courte ; et la voie III, dite « transition-pratique »). 

C’est la naissance d’un collège à filières, qui va être dominé désormais par la question de l’orientation d’une part, et réglé par la culture requise pour accéder aux études supérieures d’autre part.

Le système français des années 1950 ressemble donc, grossièrement, au système allemand. Il s’en distingue par l’organisation de la journée scolaire, et du rythme hebdomadaire et annuel des enseignements, ainsi que par les méthodes d’enseignement employées.

L’existence de la maternelle, bien que non obligatoire, est également une différence de taille puisque la grande majorité des enfants français y vont. Son excellence pédagogique est réputée, alors qu’en Allemagne les enfants de moins de six ans vont au jardin d’enfants et ne bénéficient pas d’une structure identique.

Des études (12) ont montré qu’à cette mise en place correspond une amélioration sensible de l’égalité des chances entre les différents groupes sociaux. Le système semblait donc prometteur et il a permis, à l’époque, de former les travailleurs qui ont soutenu l’industrie et la recherche française, florissantes, de ces décennies-là.

C’était donc un réel succès, une réelle avancée : l’évolution naturelle de notre système scolaire, tendant vers un système à filières inscrit dans la lignée du système mis en place au siècle précédent, permettait donc, comme pour le système allemand, des avancées progressives. Avec des résultats bien meilleurs que pour ce dernier tenant à nos spécificités culturelles. 

Malheureusement sont pointés du doigt à l’époque le peu de flexibilité des filières et le manque de passerelles entre elles, ce qui va pousser à l’abandon du collège à filières avant que l’on puisse en tirer une conclusion pertinente.

On procède alors à un virage drastique, comme en Finlande à la même période, en abandonnant l’évolution naturelle qui s’était mise en place.

2. La réforme Haby, et l’instauration du « collège unique » en 1975

Cette idée est manifestement à l’ordre du jour, dans les années 1960 et 1970, en Europe occidentale, comme on l’a vu avec l’exemple de la Finlande qui met en place son système à « école du socle » à cette période. 

La réforme Haby (13) repose sur l’hypothèse selon laquelle « l’orientation trop précoce ne permet pas de répondre aux besoins du marché du travail en pleine évolution » (citation p. 10 de la revue n° 158 de l’AFAE).

Le lien entre orientation précoce et besoins du marché du travail peut paraître flou, mais on peut le saisir en se plaçant au point de vue de l’employeur, en se disant, par exemple, que si l’on oriente tôt de nombreux élèves en filière professionnelle, mais qu’au bout du compte le marché du travail nécessiterait, dix ans après, plus de techniciens que d’ouvriers, il est difficile de revenir en arrière.

À moins de payer des formations professionnelles aux adultes pour faire de la promotion interne, ce qui évidemment ne plaît pas aux employeurs qui préféreraient pouvoir disposer d’une main-d’œuvre déjà formée, sans requérir d’investissement supplémentaire.

Pourtant, le système que l’on avait construit juste avant avait permis le décollage industriel français des Trente Glorieuses : n’était-il donc pas intéressant pour le monde de l’industrie ? Ou bien prévoyait-on déjà à l’époque une évolution du modèle de société dans lequel le système scolaire ne serait plus qu’un moyen d’améliorer l’employabilité des élèves ?

Quoi qu’il en soit, cette ouverture à tous les élèves du premier cycle de l’enseignement secondaire conduit à poser le problème des contenus enseignés à ce public qui quittait jadis le système scolaire à la fin de l’école primaire et qui désormais accède à l’enseignement secondaire. 

Dès le 25 juillet 1974, lors de sa première réunion de presse à l’Élysée, Valéry Giscard d’Estaing annonce : « La question de la réforme de l’éducation est, pour moi, fondamentale […]. Le premier objectif, c’est l’élévation du niveau de connaissance et de culture des Français […]. On peut se poser la question de savoir si, à côté de l’obligation d’âge [la scolarité jusqu’à seize ans], il ne faudrait pas imaginer une autre obligation qui serait de donner à chaque Française et à chaque Français un savoir minimal. » (14)

La question du collège unique est donc placée dès le départ sous la nécessité de trouver un socle culturel commun à donner à tous les enfants qui,  toujours selon Valéry Giscard d’Estaing, « devra s’accompagner sur le plan des programmes de la définition d’un savoir commun, variable avec le temps et exprimant notre civilisation particulière ». (15)

Petite remarque en passant : quand on compare les contenus du certificat d’études ou du brevet de l’époque avec ce qui est fait actuellement au baccalauréat, on peut se dire que le programme commun, si l’on fait abstraction de l’existence de l’ordre du secondaire, d’un niveau assez élevé, existait en fait déjà dans les écoles primaires dès la fin du XIXe siècle.

IV. De la « culture commune » au « SMIC culturel »

Les adversaires de la réforme retournent le sens de « savoir minimum » en « minimiser les savoirs », et rendent la définition du savoir commun difficile à trouver, le débat impossible car cristallisant des positions idéologiques très tranchées.

Cette question échoue, et si le « collège unique » est bien mis en place, les savoirs sur lesquels il aurait dû reposer sont laissés de côté. La réforme est donc bancale, n’ayant pas été menée correctement dans la totalité de sa vision initiale.

Certains avancent la thèse selon laquelle on aurait reproduit, du coup, le modèle du « petit lycée » du début du XXe siècle au niveau du « collège unique », sans adapter les contenus : puisqu’on n’était pas capables de se mettre d’accord sur la culture commune à apporter à tous au cours des études dans ce collège unique, on aurait repris les contenus du « petit lycée », pensés pour peu d’élèves, de catégories socio-professionnelles privilégiées, pour les plaquer sur le collège de tous. De ce fait, autre thèse très répandue, beaucoup d’élèves ne pourraient s’adapter à ces contenus d’enseignement. La question des « savoirs communs » ressortira régulièrement, mais sans être débattue ou mise en place politiquement.

On assiste depuis à la multiplication des rapports et des réformes portant sur le collège, ce qui est bien la marque d’un problème non réglé. 

En septembre 1994, François Bayrou, alors ministre de l’Éducation nationale, indique que les programmes des collèges devraient être « recentrés sur l’essentiel » et « allégés » pour permettre à tous de les acquérir, ce qui restera dans les esprits. On est loin de l’ambition initiale d’une culture commune.

Cette notion de « savoirs communs » ou « culture commune » à transmettre, baptisée « socle commun » revient sur la scène politique à l’occasion du rapport rédigé par Claude Thélot en 2004. (16)

Ce rapport propose de définir un socle commun de connaissances et de compétences pour la fin de l’école obligatoire. Il est à noter que ce retour des savoirs communs, auxquels sont ajoutées pour la première fois les compétences, n’arrive pas par hasard, puisque depuis le protocole de Lisbonne, la volonté de l’Union européenne est à la convergence des systèmes éducatifs européens, et qu’il a été défini une liste de compétences essentielles, que les élèves européens doivent avoir acquises à la fin de leur scolarité [voir sur le sujet du protocole de Lisbonne le dossier UPR n°1 sur l’éducation (20)].

La Finlande en particulier est présentée comme le « bon élève » vu ses résultats à PISA, et l’on met en avant son organisation, qui privilégie des « savoirs fondamentaux » depuis les années 1970.

Un débat va dès lors s’ouvrir, relançant l’idée du socle commun culturel. Certains, tels Christian Baudelot et Roger Establet avaient proposé dès 1991 d’adopter une analyse que l’on peut résumer ainsi : « Quel est le bagage minimum que doit posséder à la sortie de l’école le plus mauvais élève du plus mauvais collège ? » Ils revendiquent le terme de « SMIC culturel ». (17)

Cette formulation, surtout dans le contexte précédent d’allègement des programmes, est vue comme un nivellement par le bas de l’enseignement délivré aux élèves même si ce n’était pas la volonté des auteurs, d’autant que Thélot dans son rapport avance que « la notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’école doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à la fois une illusion pour les individus et une absurdité sociale, puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois » (p. 32). 

On est donc loin d’une volonté politique de donner un socle commun ambitieux, en fait de « savoir minimal », à tous les élèves.

La loi d’orientation de 2005, ou loi Fillon, appelée « loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école » (18), édicte dans son article 9 que « la scolarité obligatoire doit au moins garantir à chaque élève les moyens nécessaires à l’acquisition d’un socle commun constitué d’un ensemble de connaissances et de compétences qu’il est indispensable de maîtriser pour accomplir avec succès sa scolarité, poursuivre sa formation, construire son avenir personnel et professionnel et réussir sa vie en société ».

Le socle commun s’inscrit dans la rénovation des programmes scolaires telle qu’elle a été préconisée par l’OCDE, puis par les huit compétences clefs définies par le Parlement européen en 2006 (19) :

  • la communication dans la langue maternelle,
  • la communication en langues étrangères,
  • la compétence en mathématiques et les compétences de base en sciences et technologies,
  • la compétence numérique,
  • apprendre à apprendre,
  • les compétences sociales et civiques,
  • l’esprit d’initiative et d’entreprise,
  • la sensibilité et l’expression culturelles.

Sur ces huit compétences, seule « apprendre à apprendre » n’est pas intégrée à la loi Fillon.

Nous sommes donc totalement sortis du cadre de la réflexion nationale qui était en cours depuis la création du « collège unique », et qui avait comme ambition — certes mal comprise et dans les faits déjà existante — de donner à tous les citoyens un socle commun de culture qui confère un sentiment d’unité nationale et permette de construire l’avenir de chacun au sein d’une société que tous comprennent et ont à cœur de maintenir et de faire évoluer.

Non, il s’agit désormais de répondre aux demandes de l’Union européenne qui déclare que « à l’heure d’une mondialisation croissante, une grande variété de compétences sont nécessaires [sic] pour s’adapter et s’épanouir dans un environnement en constante évolution. Le programme d’éducation et de formation tout au long de la vie a été conçu à l’origine pour offrir des opportunités d’apprentissage à chaque étape de la vie ». Une vision individualiste et opportuniste, dans un monde globalisé et sans stabilité, réglé par les lois du marché du travail, donc de la compétition entre individus et du court terme.

À partir de la rentrée 2011 apparaît la formule « école du socle », qui se généralise et prend la place de « socle commun ». 

Nous ne sommes plus dans une réflexion pédagogique sur les contenus essentiels à transmettre, mais sur l’organisation matérielle et les moyens d’encadrement. Il a déjà été acté, par l’acceptation des demandes de l’Union européenne et de son programme pour « l’éducation et la formation tout au long de la vie », que la définition française des savoirs communs était obsolète.

Dans les différentes politiques éducatives des pays de l’OCDE émerge l’idée de la nécessité de scolariser les élèves dans une structure commune, jusqu’à l’entrée dans un « secondaire supérieur », comme cela se fait en Finlande depuis les années 1970. 

Sous la pression des résultats de l’enquête PISA, et la diffusion de discours élogieux sur le système scolaire finlandais qui valorise les enseignants et où l’on se préoccupe du bien-être des élèves, on tend à fusionner le primaire et le collège, dans une « école du socle » qui enseigne des « fondamentaux » et accorde une place très importante à la socialisation. En occultant qu’en Finlande l’accès au « secondaire supérieur », ou lycée, ainsi qu’aux études supérieures, est très sélectif.

On définit alors des « savoirs fondamentaux », puis des « compétences », calquées sur celles de la liste dressée par la Commission européenne, dans un contexte de mise en avant de l’employabilité des élèves sortant du système scolaire, comme il a été vu dans notre premier dossier sur l’éducation (20), en suivant l’idée que la totalité d’une génération ne peut pas accéder (ou plutôt, n’a pas besoin d’accéder) à l’exigence intellectuelle. Dans cette optique, il faut donc que les enseignants acceptent de se limiter aux « fondamentaux » dont auront besoin tous les salariés, à privilégier les savoir-être (le conformisme social) et une pédagogie ludique et bienveillante. L’instauration du livret scolaire unique du CP à la fin de la troisième permet d’unifier l’école du socle sur le plan pédagogique.

Il faut également faire émerger des « professeurs de l’école du socle » pour enseigner dans ces structures. 

Frédéric Reiss (21), député LR à qui l’on doit certains amendements de « l’école de la confiance », explique dans la revue de l’AFAE déjà citée que les professeurs de collège doivent intervenir dans les écoles primaires et que les professeurs des écoles doivent intervenir en collège « au bénéfice des élèves les plus fragiles ». 

V. « École de la confiance », des inégalités reconstruites

Il ajoute : « cette évolution implique de revoir entièrement la définition du service des enseignants des deux degrés » ; et encore : « si on redéfinit le service des enseignants en l’annualisant par exemple, on imagine le potentiel pour mieux prendre en considération le temps global de l’enfant dans le cadre d’une plus grande autonomie des établissements. »

La réforme Blanquer constitue en fait le couronnement de l’évolution vers un enseignement au rabais pour la masse et une instruction de valeur réservée à « l’élite ».

1. Les réformes actuelles imposent, sans discussion aucune, les quelques points suivants.

Mise en place des « établissements publics locaux d’enseignement des savoirs fondamentaux », ÉPFL, que l’on peut qualifier d’« école du socle », de 3 à 16 ans.

N. B. : Après passage devant le Sénat, l’amendement sur les ÉPFL a été supprimé. Mais comme nous l’avons montré plus haut, ce n’est qu’un pas en arrière pour mieux sauter, cette idée étant totalement admise par ceux qui nous gouvernent, et théorisée par leurs conseils.

Permises au gré de l’envie des territoires actuellement, ces ÉPFL ne peuvent que se généraliser à l’avenir étant donné les économies que cela permettra (22), du fait de la suppression de petites écoles, rurales en particulier, ou de la suppression du personnel administratif du primaire (directeurs d’école, secrétaires, etc.). Il y a en France 45 000 écoles — et donc 45 000 directeurs, et autant de secrétaires — pour seulement 5 300 collèges… or on sait combien est forte la poussée de l’Union européenne pour que la France économise sur le dos de ses services publics.

— Réforme du lycée général. Sous couvert d’adapter le mieux possible l’offre de formation aux souhaits des élèves, cette réforme, qui nécessite de s’orienter bien plus tôt qu’actuellement, poussera forcément à une sélection accrue puisque le choix des options est très limité et que le contenu des enseignements est jugé, pour ce que l’on en a vu, très ambitieux. Cette réforme pousse également à une baisse de la diversification de la formation culturelle des lycéens. On peut faire le parallèle avec le système finlandais, encore une fois, sans que des moyens identiques soient mis en place, laissant donc les élèves plus solitaires devant leur orientation même si l’on impose un grand nombre d’heures de travail sur leur projet professionnel.

La réforme d’entrée dans le supérieur, Parcoursup, augmente d’autant plus les difficultés d’accès au supérieur, et l’on ne sait ce que va donner le couplage de la réforme du lycée et de la réforme de l’admission post-baccalauréat. 

L’aspect financier de cette deuxième réforme est également très profitable, puisque dans de nombreux endroits cela pousse à la disparition — encore — de disciplines qui ne seront plus proposées maintenant qu’elles deviennent des « options ». L’égalité des territoires n’est plus assurée.

On va également assurer que la sélection des spécialités rendues disponibles dans les établissements soit établie par le rectorat et non à la suite des remontées des besoins et envies des futurs lycéens, afin d’opérer une adéquation entre l’offre de formation et les besoins du bassin d’emplois où l’établissement est implanté (le label « lycée des métiers » ayant été créé depuis sept ans déjà, et reposant en partie sur le partenariat actif avec le tissu économique local). Encore un moyen d’améliorer l’employabilité des élèves, et de constituer un réservoir local de main-d’œuvre.

—  Un lycée technique peu modifié, qui va du coup bien se distinguer de la filière générale.

—  Une filière professionnelle dont les contenus théoriques sont drastiquement réduits. Près de la moitié des enseignements de français ou de mathématiques sera supprimée, par exemple, alors qu’il s’agit d’élèves généralement en grande difficulté, sans pour autant revaloriser les contenus professionnels.

2. Ces réformes se heurtent clairement à une double critique :

D’une part, il s’agit d’un décalque du système finlandais sur le nôtre, couplé à un besoin d’économie qui va à l’encontre des principes de fonctionnement même de ce système. Or plaquer un modèle de système scolaire sans réfléchir aux spécificités de la société dans laquelle on va implanter ce même système ne peut pas fonctionner.

Le système finlandais est en effet fondé sur un fort taux d’encadrement des enfants, une forte homogénéité des écoles sur tout le territoire finlandais, et une forte valorisation du métier d’enseignant.

Or on voit bien que la réforme, si elle tend à calquer les structures, permet l’hétérogénéité territoriale, pousse à un taux d’encadrement encore plus faible qu’actuellement — sauf dans les CP et CE1 classés « réseau d’éducation prioritaire », qui sont dédoublés — et ne revalorise pas le métier, au contraire, vu la possibilité donnée de recruter les étudiants, et les attaques contre le statut d’enseignant que l’on trouve soit dans la loi même, soit dans les prémisses de réforme de la fonction publique que l’on peut actuellement découvrir.

Il semble évident qu’il est impossible de copier le système finlandais sur le plan du taux d’encadrement, par exemple. La démographie française (presque 67 millions d’habitants, 106 habitants en moyenne au km²) n’est pas la démographie finlandaise (environ 5,5 millions d’habitants avec une densité d’environ 16 habitants au km²), plus de 6 fois inférieure. 

Le fort taux d’encadrement des élèves finlandais est rendu possible par cette faible démographie, ce qui permet une intégration individualisée très forte de chaque élève, un véritable accompagnement personnalisé et des travaux en petits groupes. 

Les classes étant nettement moins chargées, la discipline peut y être moins marquée (ce qui est un des points mis en avant pour encenser ce modèle), et les situations pédagogiques peuvent y être plus variées, puisque plus simples à mettre en place.

D’autre part, si l’on cherche à mettre ce système en place en France, il faut forcément être moins ambitieux, puisqu’il n’est budgétairement pas possible que toutes les classes aient des effectifs aussi réduits qu’en Finlande. On se limite alors aux classes dans les zones REP — CP et CE1 dédoublés —, et les autres automatiquement voient leur effectif grimper.

On ne peut alors que baisser la qualité du service éducatif rendu, par rapport aux attentes des parents, et aux possibilités finlandaises. On se limite alors à des « savoirs fondamentaux », lire écrire et compter à l’école primaire, ce qui est loin des objectifs définis depuis déjà Jules Ferry en 1881 (23).

Cette régression est clairement décrite dans la revue de l’AFAE sur l’école du socle : 

« La question des savoirs et des disciplines est évidemment fondamentale lorsqu’on parle de l’école et des apprentissages. Dans le discours dominant […] les savoirs disciplinaires apparaissent comme contradictoires avec la logique de l’école du socle. La question est posée de façon abrupte par Philippe Claus (inspecteur général honoraire et l’un des coordonnateurs du numéro de la revue) : “La cohabitation entre des programmes définis par disciplines et un socle qui s’inscrit dans un référentiel transversal est-elle possible ?” (p. 15) Il faut donc, pour les tenants de l’école du socle, réduire la part des disciplines dans les apprentissages. D’autant plus qu’à l’école primaire les disciplines sont peu présentes. La résistance apparaît alors au collège. » (24)

« L’école du socle ne se limite pas à définir ce que tous les élèves doivent avoir appris en fin de scolarité obligatoire. Il s’agit en fait de redéfinir ce qui est enseigné à partir d’une approche par compétences qui appauvrit les savoirs transmis. Cela nécessite de faire évoluer l’identité professionnelle des enseignants, afin qu’elle s’adapte à un système scolaire où l’horizon de la scolarité obligatoire se termine à la fin du collège. Au-delà se met en place la diversification officielle des parcours et la logique de sélection et de hiérarchisation. »

3. Inégalités reconstruites

Mais évidemment la mise en place de ce système ne peut être totalement comprise si l’on ne garde pas en tête « l’employabilité » future des élèves, notion chère à l’OCDE, l’ERT ou l’Union européenne [voir sur ce sujet notre dossier UPR n°1 sur l’éducation (20)].

Il faut se rappeler par exemple cette citation d’un rapport de l’OCDE : « Tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la “nouvelle économie”. En fait, la plupart ne le feront pas, de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin. »

Qui « ira loin » dans le système qui est en train de se mettre en place ?

Ce système, dont on se rend bien compte qu’il va favoriser les inégalités et la baisse des exigences au niveau de « l’école du socle », ou comme elle est appelée dans cette réforme, les « établissement publics locaux des enseignements fondamentaux », il faut surtout que les enfants de ses concepteurs et de ses promoteurs puissent y échapper ! Eux doivent pouvoir constituer « l’élite de demain » dont la France a besoin.

Sont alors créés les « établissements publics locaux d’enseignement international » qui prendront en charge les enfants de la maternelle au lycée, avec des programmes et une organisation pédagogique choisis par chaque établissement, le recrutement se faisant sur « vérification de l’aptitude à suivre les enseignements dans la langue étrangère choisie ».

Il est intéressant de noter que le Sénat, cette fois, n’est pas revenu sur la création de ces établissements ! En raison de leur structure d’école du socle, mais à contenus renforcés, ils sont clairement le pendant des « établissements locaux d’enseignement des savoirs fondamentaux » qui sont eux abandonnés… pour l’instant.

Permettant de préparer le « baccalauréat européen », ils auront certainement des programmes plus étoffés que ceux qui sont proposés aux élèves français du « tout venant » avec la réforme Blanquer des lycées. Pour s’en rendre compte, il suffit de se pencher sur les contenus du cycle du baccalauréat européen (25). On peut même s’amuser à recréer une ancienne filière S, avec la possibilité de faire du latin et du grec !

Les éléments de langage que l’on peut relever dans le document d’accompagnement du projet de loi à propos de ces ÉPLEI sont révélateurs.

Ce sont des « leviers majeurs d’attractivité économique, nationale et territoriale ».(1)

« La stratégie du gouvernement en matière de commerce extérieur prévoit le développement d’un enseignement international de qualité pour renforcer l’attractivité du territoire. »

Permettant de pousser des villes au rang de « capitales européennes », ces établissement constitueront des « viviers de futurs professionnels dont les compétences constitueront des atouts pour la compétitivité de l’économie française ». (26)

Cette «  offre scolaire de qualité » (sic, le reste ne l’est donc pas ? Cette formulation, qui sonne comme un aveu, est répétée deux fois de suite.) pourra constituer un élément décisif dans le choix de familles étrangères d’exercer sur le territoire national, ce qui est « un des facteurs clefs pour les entreprises tant dans le choix de leur implantation que dans leur capacité de recrutement au niveau international ».

Ce sont donc des établissements payés par le contribuable, et quasi réservés à une catégorie socioprofessionnelle bien délimitée tant française qu’étrangère, dont les contenus seront taillés sur mesure pour former la future élite.

Conclusion

Nous revenons donc finalement à notre ancien système, deux ordres différents, ou si l’on préfère, deux écoles différentes, une pour l’élite, futur espoir de la nation, ÉPLEI rappelant le lycée du XIXe siècle ; l’autre, l’ÉPLSF, ressemblant faussement au système finlandais, destiné au peuple. Cette dernière n’est que la reconduite de l’ancienne école primaire rallongée en âge, au niveau bien médiocre maintenant, et dont l’ambition pédagogique est rabaissée aux « compétences fondamentales » et à une part réduite de disciplines. Elle permettra éventuellement aux meilleurs de « sortir par le haut » après une lutte acharnée, mais ne les autorisera pas d’accéder aux cursus les plus élevés, à moins de s’endetter pour payer des cours particuliers dans les matières non enseignées, la réforme du lycée limitant à deux le nombre de spécialités accessibles.

Pour permettre à ce système de se mettre en place et de tenir, le ministère englobe tout ceci dans une série de mesures visant à contrôler un maximum les possibilités de critique ou d’indicateurs de niveau : formation des professeurs puisque la nomination des directeurs des écoles de formation et le pilotage de leurs programmes seront faits par le ministère ; apparition de la notion d’exemplarité pour les professeurs ; évaluation du système éducatif sous contrôle ministériel également ; un recours à l’expérimentation élargi, permettant de mettre en place les mesures qui manquent encore, en particulier à propos de l’évolution des statuts du corps professoral. Ou un appui renforcé sur la recherche en « sciences de l’éducation » pour contourner la nécessité d’un enseignement fondé sur l’expérience professionnelle.

Toutes mesures qui permettront à terme de favoriser l’émergence d’un corps de « professeurs de l’école du socle » dociles et bien éloignés des « hussards de la République » dont on disait qu’ils étaient, en raison de la qualité de leur formation, de leur réflexion et de leur enseignement, la cause de l’émergence de volontés démocratiques dans les classe populaires, et donc du Front populaire, dans l’entre-deux-guerres…

Un retour en arrière et une remise en forme des inégalités du XIXe siècle, cachés par un emballage idéologique développé sur le terreau d’une idée chère au peuple français, l’égalité.

Une égalité dévoyée et détournée au service de seulement quelques-uns.

Anne Limoge, responsable national de l’Éducation à l’UPR

Sources et références :

(1) Loi « école de la confiance » présentée à l’Assemblée Nationale

Texte des articles : http://www.assemblee-nationale.fr/15/projets/pl1481.asp

Texte des commentaires : http://www.assemblee-nationale.fr/15/projets/pl1481-ei.asp Après passage devant le Sénat : https://www.senat.fr/espace_presse/actualites/201904/pour_une_ecole_de_la_confiance.html

(2) https://www.marianne.net/debattons/tribunes/loi-blanquer-les-poles-inclusifs-d-accompagnement-localises

(3) https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000237290&categorieLien=cid

(4) L’annualisation du service d’enseignement permet entre autres de supprimer l’impact des jours fériés, des arrêts maladie (ils ne seront plus pris en tant que tel, puisque les heures d’enseignement seront décalées), des accidents du travail, des jours d’examen (type brevet ou baccalauréat) pendant lesquels les élèves n’ont pas cours, paiement des heures supplémentaires avec un an de retard pour pouvoir les compter effectivement, etc. « Au total, pour le même salaire, les enseignants travailleraient nettement plus et leur gestion serait facilitée. Cela permettrait de supprimer un volume d’emplois appréciable si elle était généralisée. » http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2017/10/04102017Article636427076951980511.aspx

(5)

(6) Réforme du lycée et du baccalauréat : https://eduscol.education.fr/cid126665/vers-le-bac-2021.html ; http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2018/07/13072018Article636671057695214003.aspx

Réforme du lycée professionnel : http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2018/12/20122018Article636808875152112045.aspx ; https://www.huffingtonpost.fr/entry/pour-les-lycees-professionnels-la-reforme-blanquer-est-lequivalent-dun-plan-social_fr_5ce2c69fe4b00735a91bddd2

(7) http://www.afae.fr/wp-content/uploads/2018/06/CP-158.pdf

Malheureusement pour pouvoir accéder à cette revue, il faut l’acheter. Voici un résumé commenté de ce numéro, pour ceux qui n’auraient pas envie de faire cet achat : 

http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article291

(8) http://www.senat.fr/rap/r09-399/r09-399_mono.html

(9) http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article291#nb1

(10) http://www2.csphares.qc.ca/documents/pdf/plan_strategique/rapport_mckinsey_2007.pdf

(11) https://fr.wikipedia.org/wiki/Plan_Langevin-Wallon

(12) https://laviedesidees.fr/L-ecole-francaise-democratique-ou-elitiste.html

(13) https://fr.wikipedia.org/wiki/Loi_Haby ; http://dcalin.fr/textoff/loi_haby_1975.html ; https://fresques.ina.fr/jalons/fiche-media/InaEdu01073/la-reforme-haby.html

(14) http://discours.vie-publique.fr/notices/747001600.html (version texte hélas peu lisible)

Version filmée : https://www.ina.fr/video/I00017757/reunion-de-presse-du-president-valery-giscard-d-estaing-video.html

(15) http://www.educationetdevenir.fr/IMG/pdf/Notion_de_socle_commun_historique_et_contexte_international-_cahier_E_D_No9_-_2009.pdf

(16) https://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/044000483/index.shtml

(17) https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article291

(18) https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000259787&dateTexte=&categorieLien=id

(19) https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=LEGISSUM:c11090

(20) https://www.upr.fr/actualite/dossier-n1-sur-leducation-leducation-nationale-face-aux-volontes-europeistes-et-mondialistes/

(21) Il travaille depuis longtemps sur ces thématiques et a en particulier rédigé un rapport en 2010 mettant en avant les écoles du socle commun, « Quelle direction pour l’école du XXIe siècle ? » :

https://www.education.gouv.fr/cid53367/quelle-direction-pour-l-ecole-du-xxie-siecle-rapport-de-frederic-reiss.html

(22) http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2019/02/14022019Article636857262993232007.aspx

(23) À propos des « savoirs fondamentaux » (lire, écrire, compter), ou savoir rudimentaires comme on les appelait à l’époque, Jules Ferry dans son discours du congrès pédagogique des instituteurs de France du 19 avril 1881 disait déjà : « C’est autour du problème de la constitution d’un enseignement vraiment éducateur que tous les efforts du ministère de l’Instruction publique se sont portés […]. C’est cette préoccupation dominante qui explique, rallie, harmonise un très grand nombre de mesures qui […] lorsqu’on n’en a pas la clef pourraient donner prétexte à des reproches d’excès dans les nouveaux programmes, d’accessoires exagérés, d’études très variées et qui ne paraissent pas, au premier abord, suffisamment convergentes : tous ces accessoires auxquels nous attachons tant de prix, que nous groupons autour de l’enseignement fondamental et traditionnel du “lire, écrire, compter” : les leçons de choses, l’enseignement du dessin, les notions d’histoire naturelle, les musées scolaires, la gymnastique, les promenades scolaires, le travail manuel de l’atelier placé à côté de l’école, le chant, la musique chorale. Pourquoi tous ces accessoires ? Parce qu’ils sont à nos yeux la chose principale, parce que ces accessoires feront de l’école primaire une école d’éducation libérale. Telle est la grande distinction, la grande ligne de séparation entre l’ancien régime, le régime traditionnel, et le nouveau. »

’24) http://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article291#nb1

(25) https://www.eursc.eu/fr/European-Schools/European-Baccalaureate

(26)