ENFANTS, ÉCOLE ET NUMÉRIQUE, MODERNITÉ INCONTOURNABLE ? – par Anne Limoge, Responsable nationale de l’UPR pour les questions d’éducation
M. Blanquer est entrain de nous annoncer, par petites touches au cours d’interviews données à propos de la reprise des cours en fin de confinement, qu’à la rentrée de Septembre les cours, de l’école à l’université, pourraient reprendre selon un schéma ressemblant à ce qui se met en place en ce moment, une partie en « présentiel », une partie à distance :
« On va préparer le scénario mixte. C’est à dire celui qui s’expérimente d’une certaine façon déjà en mai-juin. L’élève est en partie présent en petit groupe, où des activités peuvent physiquement avoir lieu en dehors de l’établissement notamment pour développer le sport et les activités culturelles, et de l’enseignement à distance qui continuerait à être très important » (JMBlanquer sur France Inter le 8 Mai 2020 à 8h20) (1)
Conclusion : « C’est l’occasion de moderniser le système éducatif »
La modernité, c’est paraît-il incontournable.
Mais est-ce une bonne chose pour autant ? Au nom du combat contre le Covid-19, on nous pousse à accepter des dérives pour lesquelles nous n’avons pas les outils nécessaires à un jugement – et pour lesquelles de toute manière nous n’avons pas le choix. C’est une décision qui a été prise depuis longtemps et qui était déjà à l’étude. La réforme de la fonction publique fait la part belle au numérique, en particulier pour l’éducation. (2)
Pourtant nous savons combien l’exposition prolongée aux écrans est néfaste pour les enfants. Des études existent, et dernièrement un livre, à lire absolument, a été publié par Michel Desmurget, directeur de recherche en neurosciences à l’INSERM, et spécialiste des neurosciences :
« La fabrique du crétin digital » (3)
Un troisième dossier UPR éducation en cours de relecture, de résumé, et de dernière ré-écriture sur lequel nous travaillons depuis longtemps, sera prochainement publié pour expliciter notre position.
En attendant, une fiche de lecture de ce livre a été rédigée par une de nos adhérentes, Anna Lajoix, qui participe à l’équipe « veilleurs et rédacteurs » actuellement en cours de constitution. Nous vous en donnons la lecture ci dessous, en espérant que cela vous donnera envie de vous plonger dans ce livre passionnant :
« La Fabrique du crétin digital » de Michel DESMURGET
(Editions du Seuil – Septembre 2019)
Docteur en neurosciences et directeur de recherches à l’Inserm, mais également auteur à succès (« TV lobotomie » – Max Milo, 2011), Michel DESMURGET pose son regard de scientifique sur la consommation numérique chez les enfants et sur ses effets.
À travers son ouvrage, très largement documenté et référencé, il souhaite alerter le grand public sur la réalité des usages numériques chez les enfants.
La révolution digitale est-elle une chance pour la jeune génération ou ne sert-elle que les intérêts économiques de quelques lobbyistes ? Quels sont les impacts réels sur le développement cognitif, mais aussi émotionnel et sanitaire des enfants ? Et pourquoi cette numérisation de l’école à marche forcée ?
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Certaines études biaisées, en faveur du tout-numérique, clament avec enthousiasme l’avènement d’une nouvelle génération, les « digital natives ». Ils seraient plus rapides, auraient un cerveau plus développé et des capacités d’adaptation extraordinaires grâce à la pratique de l’outil numérique.
Sans rien enlever à la potentielle richesse des connaissances mises à leur disposition, la réalité est pourtant tout autre. Même s’ils naviguent avec aisance entre plusieurs médias, ont accès à des contenus riches et variés, ils restent bien souvent ignorants techniquement. Ils surfent, tâtonnent, survolent, au détriment d’un travail de fond. Si certains développent des capacités de rapidité et d’observation, ces facultés ne sont absolument pas transposables dans la « vraie vie ».
Bien évidemment, nombre d’experts médiatiques diront le contraire. Encore faut- il, avant de leur donner crédit, s’interroger sur leurs compétences réelles, la rigueur de leurs recherches et surtout leur neutralité. Car les conflits d’intérêts avec l’industrie numérique sont nombreux et à tous les niveaux (chercheurs, journalistes, membres du CSA, gouvernants…).
Pour duper les parents et attirer toujours plus de consommateurs, ils emploient sans cesse les mêmes méthodes dialectiques : d’abord nier la réalité, puis la minimiser, puis décrédibiliser tout discours alarmiste – forcément culpabilisateur, en appeler à la liberté individuelle du consommateur, extraire quelques éléments de leur contexte et ironiser, sans jamais rien démontrer.
Au fond, peu importe la méthode, seul compte le profit.
Aussi, nous sommes tous invités à montrer la plus grande prudence vis-à-vis de certaines études « trop belles pour être vraies » qui installent dans l’esprit du grand public un mythe bien éloigné de la réalité scientifique et des nombreuses études incriminant les effets néfastes des écrans. Le rapport bénéfices/risques n’est clairement pas en leur faveur.
Dans les faits, la consommation numérique massive nuit gravement à l’épanouissement intellectuel, émotionnel et sanitaire des enfants. Même à des doses modérées, elle s’avère néfaste.
A un âge où l’extraordinaire plasticité cérébrale exige une « nourriture » adéquate, riche en découvertes et échanges, l’immersion numérique précoce, inadaptée à ses besoins, fait souffrir le jeune cerveau. Elle détourne l’enfant des apprentissages essentiels (penser, se concentrer, faire des efforts ou maîtriser la langue au-delà de ses bases rudimentaires) à un moment crucial de son développement. Pire. Les écrans stimulent massivement la rapidité visuelle, très préjudiciable lorsqu’il s’agit de se concentrer sur un texte ou un problème. Les troubles de l’attention se multiplient.
La santé même des enfants peut être affectée.
Le manque de sommeil en est la cause principale. S’y ajoutent la sédentarité et l’obésité. Les risques d’accéder à des contenus inappropriés, violents, sexistes, de développer des conduites à risque ou des addictions sont multipliés.
Les jeux d’action développent l’impulsivité comportementale, voire l’agressivité. Le matraquage publicitaire crée des consommateurs d’autant plus captifs qu’ils sont « recrutés » jeunes.
Bien entendu, les résultats scolaires s’en ressentent. Pour faire mentir les statistiques et masquer la débandade du niveau scolaire, on baisse le niveau des exigences scolaires et on oriente les évaluations vers des aptitudes concrètes, « utiles », au détriment de réflexions de fond, qui forment les esprits de citoyens libres.
De plus, le développement du numérique à l’école (les TICE) impacte négativement le niveau des élèves. Non seulement parce qu’il prend du temps sur des apprentissages plus fondamentaux, mais également parce que la tentation est grande d’en faire une utilisation récréative dès que l’enseignant a le dos tourné.
Bien souvent, si le niveau scolaire baisse, on incriminera l’enseignant. Ce « fossile dépassé » inapte aux nouvelles technologies. C’est ce qu’explique d’ailleurs un récent rapport de la Commission Européenne qui promeut un nouvel « apprentissage digital ».
Mais ne nous trompons pas : le numérique est avant tout un moyen de résorber l’ampleur des dépenses éducatives. On tend à substituer le numérique à l’enseignant solidement qualifié et formé.
Si le rôle éducatif et le savoir sont transférés à une tablette, l’enseignant devient un simple médiateur, un « animateur de réseau » qui peut être sous qualifié et sous payé.
Ironiquement nous pourrions parler d’un projet gagnant-gagnant-gagnant : l’enfant joue au lieu de travailler, l’industriel se remplit les poches et l’Education nationale fait des économies.
Heureusement, le désastre commence à se voir. Une prise de conscience commence à s’opérer.
À chacun d’être vigilant et responsable. Moins d’écrans, c’est plus de vie.
Sources :
(3) : https://www.babelio.com/livres/Desmurget-La-fabrique-du-cretin-digital/1167636
Anne Limoge, responsable nationale de l’UPR pour les questions d’éducation