Comment l’Union européenne a rétabli une “forme d’esclavage moderne” – un article de Marwan, juriste adhérent de l’UPR

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S’il est convenu de dire que l’intelligence n’est pas toujours au service du bien commun, il paraît de plus en plus évident que la construction européenne est, au mieux, indifférente au sort des peuples, tant elle consacre l’usage de toutes ses forces à la maximisation du profit de quelques-uns. La directive du 16 décembre 1996 relative au détachement des travailleurs salariés en est l’une des démonstrations.

  • La directive européenne du 16 décembre 1996 relative au détachement des travailleurs salariés

Cette directive permet aux entreprises établies en Europe et fournissant des prestations de service qui, par nature, ne peuvent pas être délocalisées (BTP, Transports, Agriculture,…) d’affecter des travailleurs à une mission se trouvant dans un autre État-membre et de les y employer à des conditions extrêmement avantageuses pour les employeurs, pour ne pas dire moyenâgeuses pour les salariés.

Selon le droit communautaire, l’entreprise fournissant cette main-d’œuvre a l’obligation de respecter un socle minimum de règles en vigueur dans le pays d’accueil. Parmi celles-ci, on compte notamment le salaire minimum, les périodes maximales de travail et minimales de repos, la durée minimale des congés payés, ou encore la sécurité, la santé et l’hygiène au travail.

Cependant, les charges sociales auxquelles sont assujetties ces entreprises sont celles applicables dans le pays d’origine. À titre d’exemple, les cotisations patronales représentent 38,9% du salaire d’un non-cadre en France, contre seulement 24,6% en Espagne, 18,3% en Pologne et… 6,3% à Chypre.

Le droit européen a par ailleurs ses subtilités que notre droit social ignore encore. Si le pays d’accueil n’impose pas de salaire minimum, ces travailleurs détachés sont rémunérés selon le bon vouloir du patronat.

C’est notamment le cas de l’Allemagne où il n’y a pas de salaire minimum. Par exemple, l’un des plus importants abattoirs – la société B. & C. Tönnies Fleischwerk GmbH  – emploie 4 500 personnes, dont seulement 800 sont employées directement par le propriétaire. La plupart des équarisseurs sont en fait détachés, via des sous-traitants, de Bulgarie et de Roumanie, ce qui permet de les rémunérer à un salaire très faible, entre 3 et 7 euros de l’heure. D’une manière générale, tous les abattoirs allemands recourent ainsi quasi exclusivement à des travailleurs détachés.

Tönnies-Fleischwerk-GmbHLes prétendues “réformes indispensables” et le prétendu “modèle allemand” sont constamment donnés comme exemples aux Français par tous nos responsables politiques européistes. Mais aucun d’entre eux ne l’examine de près ni n’explique quelles en sont les conséquences….

Dans l’abattoir allemand de la société Tönnies Fleischwerk GmbH, par exemple, 3 700 des 4 500 salariés (soit 82%) sont des travailleurs “détachés”, venus de Bulgarie et Roumanie, qui travaillent pour 3 à 7 € de l’heure.

 

Nous avons ici l’une des explications à la crise de l’industrie agroalimentaire bretonne : cette crise est d’abord due à l’existence du SMIC en France. Un SMIC que nombre de décideurs, en France et ailleurs, voudraient que l’on supprime afin de rester « compétitifs ».

  • L’institutionnalisation d’une « forme d’esclavage moderne  »

Le rapport d’information du Sénat du 18 avril 2013, relatif aux normes européennes en matière de détachement des travailleurs, mentionne que cette directive du 16 décembre 1996 sert en réalité d’appui à de nombreuses fraudes. Des sociétés « boîtes aux lettres » se domicilient dans les pays où les travailleurs sont très peu payés, alors qu’elles n’y ont aucune activité réelle, dans le seul but de fournir des salariés à prix cassés.

Les entreprises françaises n’hésitent d’ailleurs pas à recourir à ce qu’il faut bien appeler du trafic de main-d’œuvre.

Par exemple, la construction du carré de Jaude à Clermont-Ferrand, dévolue à la société Eiffage, a été sous-traitée par cette dernière auprès de la société portugaise ASTP qui recrutait via une agence d’intérim au Portugal. Au total, certains ouvriers portugais appelés en France pour travailler sur ce chantier étaient rémunérés… 2,86 euros de l’heure.

Esclaves-européensLe magazine Marianne du 29 juin 2013 a consacré un article à la façon dont la société Eiffage a utilisé la réglementation européenne pour faire venir des travailleurs portugais terriblement sous-payés pour construire le Carré de Jaude à Clermont-Ferrand. Article au titre évocateur : “À saisir ! Esclaves européens en solde”.

Les montages peuvent être encore plus complexes. C’était le cas du chantier de l’EPR de Flamanville. Le groupe Bouygues, titulaire du marché public, a eu recours à la société d’intérim irlandaise Atlanco basée à Chypre qui employait des travailleurs polonais.

Monika Karbowska, une Polonaise syndicaliste et féministe qui participa activement à la défense de ces salariés, a déclaré que 350 ouvriers travaillaient « dans des conditions d’illégalité totale. Absence de contrat de travail, d’assurance maladie, non déclaration des accidents de travail, prime de fin de mission et congés payés inexistants, et même licenciement express par SMS  (…) De plus, ATLANCO leur prélevait 500 euros par mois et par personne sur leur salaire pour des cotisations sociales prétendument versées à Chypre dont ils ne verront jamais la couleur et surtout, 300 Euros pour soit disant verser à l’État français les impôts sur le revenu des travailleurs! Les Polonais ne savaient pas que les impôts n’étaient pas prélevés en France à la source.»

On l’aura compris, pire encore qu’au dumping social, cette directive nous conduit à la barbarie.

Les modérés sénateurs français ne s’y sont d’ailleurs pas trompés puisque le rapport du Sénat du 18 avril 2013 parle lui-même d’une « forme d’esclavage moderne  » en écrivant : « les conditions d’emploi peuvent s’apparenter, dans certains cas, à une forme d’esclavage moderne : salaires impayés, absence de protection sociale, dangerosité des postes occupés, hébergement de fortune (…)»

senat-travailleur-detacheExtrait du Rapport du Sénat du 18 avril 2013 : même les sénateurs français, traditionnellement prudents dans leurs formulations écrites, n’y sont pas allés par quatre chemins pour décrire la réalité crée par la prétendue « construction européenne » : le retour à une « forme d’esclavage moderne ».

senat-travailleur-detache-pubCette publicité, issue du rapport du Sénat, illustre l’obscénité à laquelle peut mener la construction européenne.

  • Toute tentative de revenir sur le « détachement » des travailleurs salariés est impossible dans le cadre européen du fait des 28 intérêts nationaux antagonistes

Le gouvernement socialiste pâlissant à la vue de sa faible popularité et de l’approche des élections municipales et européennes, a décidé, avec un volontarisme affiché, de s’attaquer au sujet de plus en plus brûlant du « détachement » des travailleurs salariés.

Et pour cause ! Le phénomène ne cesse de prendre de l’ampleur puisque l’on dénombre officiellement 144 000 travailleurs étrangers « détachés » pour exercer en France, alors qu’ils n’étaient encore que 37 924 en 2006.

Au vu de l’ampleur des fraudes, le ministère du travail estime en outre qu’ils sont au moins aussi nombreux à être « en détachement » sans qu’on le sache et dans l’opacité la plus totale. Le secteur du bâtiment serait le plus touché et aurait constaté de ce fait la destruction de 40 000 emplois au cours de la seule année 2013.

Le problème devient tellement criant que les États-membres de l’Union européenne se sont réunis le 9 décembre 2013 à Bruxelles afin de trouver un « compromis » sur le détachement des travailleurs salariés.

Mais, bien entendu et comme toujours, le système autobloquant européen a joué et cette réunion bruxelloise a tourné à l’empoignade générale du fait de l’antagonisme des 28 intérêts nationaux.

D’un côté la Grande-Bretagne et les pays d’Europe centrale se sont opposés à toute entrave à la libre circulation des travailleurs : de l’autre côté, la France et l’Allemagne ont affirmé vouloir lutter efficacement contre la fraude. Ces dernières sont parvenues à rallier la Pologne à leur position, laquelle, nous allons le voir, n’a d’ailleurs rien changé à la situation actuelle.

Désormais, chaque État va pouvoir exiger de l’entreprise détachant des salariés une liste de documents afin de s’assurer qu’elle respecte bien la législation applicable. Auparavant, seule une liste limitative de documents pouvait être demandée, dorénavant l’État d’accueil a la possibilité de l’allonger.

Il sera également permis d’agir en responsabilité contre le donneur d’ordre qui utilise les services d’entreprises sous-traitantes pratiquant la fraude, mais uniquement dans le secteur du BTP. Les autres secteurs – comme l’agriculture ou les transports – restent épargnés.

En bref, la montagne a accouché d’une souris. Il ne s’agit en rien d’une avancée, mais d’une nouvelle supercherie.

Tout d’abord, le dumping social va perdurer puisque le taux de cotisation sociale reste celui en vigueur dans le pays d’origine. Le principe de base, qui consiste à recourir à ce que la presse appelle des travailleurs « low-cost », reste donc tout à fait légal.

Soulignons au passage l’absurdité de l’idéologie ultralibérale, qui sert de dogme à la construction européenne : la concurrence dite « libre et non faussée », censée nous offrir la prospérité, ne tolère aucune entrave au commerce ; il est donc interdit d’interdire à une entreprise établie dans une zone de fournir des prestations de services du fait qu’elle ne respecte pas les standards sociaux en vigueur dans le pays d’accueil.

Autrement dit, c’est au nom du principe de la « concurrence libre et non faussée » que l’on peut pratiquer la concurrence déloyale. La boucle est bouclée : toute alternative vers une Europe « sociale » est proscrite et de fait impossible compte tenu des intérêts inconciliables qui se confrontent.

Quant au contrôle administratif, il est tout simplement illusoire lorsque l’on connaît la situation de l’Inspection du travail en France. On y compte 2 236 agents de contrôle pour surveiller 1,82 million d’entreprises, soit 1 agent pour un peu plus de 8 000 salariés.

L’organisation y est par ailleurs territorialisée. Il leur est donc impossible de tracer des dossiers transfrontaliers puisqu’ils ne peuvent pas intervenir au-delà de leur région d’affectation.

CONCLUSION ? « CONSTRUCTION EUROPÉENNE » = DESTRUCTION DE NOS ACQUIS SOCIAUX

La directive européenne du 16 décembre 1996 relative au détachement des travailleurs salariés confirme, si besoin était, que la prétendue « construction européenne » est et demeure au service de l’oligarchie financière. Elle vise à casser les acquis sociaux des peuples des pays les plus riches d’Europe, en mettant en concurrence les économies des 28 États-membres qui connaissent des écarts de développement considérables.

De fait, elle condamne ainsi notre régime de sécurité sociale, fondé sur la solidarité, à la ruine, et les travailleurs à des salaires de misère.

Seule une sortie de l’UE permettra de mettre un terme à la destruction de notre modèle social orchestrée sournoisement pas les détenteurs de capitaux. Et seul l’État-nation sera en mesure de constituer une base de lutte pour de nouvelles conquêtes sociales.

Marwan