QUE PENSER DU PROJET DE “BUDGET DE LA ZONE EURO” DE L’ÉCONOMISTE THOMAS PIKETTY ?

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Il figurait au programme des candidats Macron, Fillon et Hamon lors de la campagne présidentielle 2017. Sa création a de nouveau été évoquée par Emmanuel Macron lors de son entretien au magazine Le Point publié fin août. Pourtant on ne sait rien de lui, ou presque rien.

De quoi s’agit-il ? Du mystérieux « budget de la zone euro », dont le chef de l’État indique qu’il pourrait s’élever à « plusieurs points de PIB », ce qui à l’échelle de la zone euro signifierait plusieurs centaines de milliards d’euros par an, autant voire plus que le budget de l’État français lui-même.

À première vue, le projet paraît voué à l’échec : la crise grecque a donné la démonstration, s’il en fallait une, que les peuples européens rejettent le niveau de solidarité financière et fiscale exigé par une union budgétaire totale ou même partielle.

C’est ici que la lecture d’un petit ouvrage paru cette année sans grand retentissement malgré la popularité de l’un de ses auteurs, l’économiste Thomas Piketty, est riche d’enseignements. Rédigé par quatre universitaires et intitulé « Pour un traité de démocratisation de l’Europe », il propose une forme ingénieuse d’union budgétaire partielle qui cherche habilement à contourner les écueils politiques qui en rendent la réalisation si difficile. Même si le projet n’a pas de valeur officielle, il constitue probablement une indication fiable de ce qui se prépare dans les cuisines européistes.

 

Vers une mise en commun de l’impôt sur les sociétés

Thomas Piketty et ses co-auteurs consacrent l’essentiel de leur texte au projet de création d’un Parlement de la zone euro, d’où le titre de leur livre. Ce Parlement est censé remédier à la dérive anti-démocratique du projet européen que même les europhiles les plus fanatiques n’osent plus nier. Il faut attendre la fin de l’ouvrage pour en arriver aux questions fiscales et financières, qui à nos yeux font tout l’intérêt du texte.

Les auteurs proposent en effet la création d’un impôt européen sur les sociétés alimentant directement le budget de la zone euro.[1]

Il faut mesurer la portée de cette proposition: la capacité à lever l’impôt est par définition une prérogative régalienne; en taxant les sociétés, l’eurozone se comporterait donc comme un État indépendant nouvellement créé, distinct des États membres de la zone euro. Notons au passage que la Commission européenne elle-même ne détient pas un tel pouvoir malgré quelques ressources propres (droits de douanes notamment), et dépend très largement de la contribution des États membres pour son financement.

La question se pose naturellement du niveau de cette nouvelle fiscalité européenne : serait-elle d’un niveau seulement symbolique, simple complément à l’impôt prélevé à l’échelon national par chaque État membre et pour son propre compte ? Les auteurs sont avares de précisions sur ce point pourtant crucial, mais il semble que dans leurs esprits l’impôt européen sur les sociétés loin de simplement s’ajouter aux fiscalités nationales pesant sur les entreprises doive dans une large mesure se substituer à celles-ci.[2] 

Du reste,  Thomas Piketty évoque dans son blog «la création (…)  d’un budget de la zone euro abondé par l’impôt sur les sociétés» sans précision, comme si dans son esprit il n’existait plus qu’un seul impôt sur les sociétés, précisément cet impôt européen venu remplacer les impôts nationaux.

Il s’agirait donc en réalité d’une mutualisation de l’impôt sur les sociétés, c’est-à-dire du transfert à une entité européenne d’un pan entier de la fiscalité des États membres. L’enjeu financier est immense : dans le cas français, l’impôt sur les sociétés rapporte bon an mal an environ 50 milliards d’euros.

A première vue il paraît impossible de priver des États déjà lourdement déficitaires de ressources aussi considérables. C’est ici qu’entre en jeu la deuxième partie du projet.

 

Mutualisation des dettes publiques au-delà de 60 % du PIB

Si les États se retrouvent privés de la ressource considérable qu’est le produit de l’impôt sur les sociétés, dans le même temps ils sont déchargés d’une partie de leur fardeau budgétaire par la mutualisation de l’ensemble des dettes publiques à partir de 60% du PIB.[6]

Ce projet est infiniment plus ambitieux que celui, souvent évoqué, d’émettre des Eurobonds. Sa portée financière est colossale : dans le cas français, faire passer la dette de l’État de son niveau actuel d’environ 100% du PIB à 60% constitue un allègement d’une valeur de 40% du PIB soit 800 à 900 milliards d’euros d’emprunts publics effacés d’un seul coup, ou plutôt transférés à la zone euro. Qui paye ses dettes s’enrichit dit l’adage ; de même celui qui confie à un tiers le soin de les rembourser pour lui.

La mutualisation des dettes publiques au-dessus du seuil des 60% du PIB constitue de ce fait un énorme cadeau financier de l’eurozone aux États membres les plus endettés. Et une réduction des dettes entraînerait mécaniquement une baisse dans les mêmes proportions des charges  d’intérêts pesant chaque année sur les budgets des États membres.

Dans le cas français encore, un calcul simple montre que cette charge passerait d’environ 40 milliards par an à environ 24, soit un allègement de charge de 16 milliards d’euros par an.

 

Un projet très habile politiquement

 Tous les économistes s’accordent sur ce point : nulle union monétaire qui soit viable sans union budgétaire. Or une telle union budgétaire est massivement rejetée par les peuples européens, et cela, les européistes le savent. Comment sauver l’euro dans ces conditions ?

C’est ici que le projet de Thomas Piketty et de ses coauteurs est remarquablement habile. Il est impossible politiquement à ce stade de demander au citoyen allemand de payer pour les allocations des chômeurs grecs, au citoyen finlandais de supporter les dépenses de l’armée espagnole, ou au citoyen français de renflouer les banques italiennes.

Mais pour beaucoup d’entreprises au contraire, peu importe que l’impôt qu’elles acquittent alimente le budget de tel ou tel État ou même d’un quelconque budget européen ; du reste nombre d’entre elles, à commencer par les plus grandes, pratiquent déjà le nomadisme fiscal. Lorsqu’une multinationale supposée «française» paye ses impôts aux Pays-Bas plutôt qu’en France, mieux vaut après tout pour les citoyens français que ces impôts alimentent un budget européen au service de l’ensemble de l’eurozone (dont la France elle-même) plutôt que de rester dans les caisses du seul Trésor néerlandais.

En ne touchant ni à l’impôt sur les revenus ni à la TVA, bref à rien de ce qui touche directement les personnes et donc les électeurs, le projet décrit ici cherche et peut-être parvient à désamorcer la bombe politique que contient toute tentative d’union budgétaire.

En ajoutant à ceci un effacement de dettes de très grande ampleur, le «budget de la zone euro» commence à prendre des allures de paquet cadeau dont les auteurs espèrent certainement qu’il soit susceptible de séduire les électeurs.

 

Beaucoup d’inconnues demeurent

De nombreuses inconnues demeurent cependant.

D’abord en ce qui concerne l’équilibre financier du projet. Pour reprendre les chiffres du cas français, la perte d’environ 50 milliards d’euros d’impôt sur les sociétés ne serait pas compensée, loin de là, par un allègement d’environ 16 milliards d’intérêts à payer chaque année. Dans le cas d’États membres moins endettés que la France, à commencer par l’Allemagne (qui est autant endettée que la France en montant absolu mais nettement moins en % du PIB), le déséquilibre est encore plus marqué.

Dans cette perspective il faut donc imaginer qu’une partie des dépenses actuelles des États membres soient prises en charge par le budget de l’eurozone, fort de ses considérables ressources. En clair, des missions assurées aujourd’hui par les États nationaux seraient transférées à l’eurozone.

Lesquelles?

En ce qui concerne la mutualisation des dettes, à l’évidence les États les plus endettés en bénéficieraient plus que les autres. Un accord général des États membres de l’eurozone est-il envisageable ? Les auteurs du projet eux-mêmes semblent en douter, puisqu’ils évoquent explicitement dans leur livre la possibilité d’une mise en place progressive du système, d’abord par un petit nombre d’États, rejoints plus tard par les autres.

Mais l’expérience des dernières décennies a montré que ces formules d’Europe à la carte, longtemps proscrites, ont depuis leur introduction[4] contribué à fragiliser un processus d’intégration européenne qui y a perdu son apparence de nécessité et d’inéluctabilité.

 

Un enjeu immense

À notre connaissance, ce projet n’a été endossé officiellement par aucun acteur politique. Il n’en constitue pas moins un document très important sur la forme que pourrait prendre le mystérieux « budget de la zone euro » dont la petite musique retentit aux oreilles des Français depuis des mois sans qu’on leur donne jamais beaucoup de précisions quant à ce dont il s’agit.

Dans la forme décrite ici, ce projet a une immense portée économique et politique, peut-être plus grande encore que le traité de Maastricht. À l’union monétaire fait suite l’union budgétaire; si la première était et demeure réversible[5], on voit moins bien à ce stade comment la seconde une fois nouée pourrait être dénouée.

Loin d’être une obscure question technique, la création du « budget de la zone euro » constituerait un pas de géant vers la constitution d’un État fédéral européen.

Patrice Heitz
Pseudonyme d’un haut fonctionnaire français, sympathisant de l’UPR
23/09/2017

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NOTES

[1]    « L’Assemblée et l’Eurogroupe, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, votent l’assiette et le taux de l’impôt sur les sociétés qui alimente le budget de la zone euro. » Article 12 § 2 du projet de traité. Op. cité, p. 75

[2]    C’est en effet ce que suggère la formulation suivante : « Dans le respect de l’assiette de l’impôt sur les sociétés fixée à l’article 12§2, les Etats membres peuvent adopter un taux d’imposition additionnel. » Article 12 § 3 du projet de traité. Ibid, p. 75

[3]  « L’Assemblée et l’Eurogroupe, statuant conformément à la procédure législative ordinaire, arrêtent les dispositions visant à la mise en commun des dettes publiques dépassant 60% du PIB de chaque État de la zone euro. » Article 12 § 4 du projet de traité. Ibid, p. 75

[4]    Tout particulièrement la faculté donnée au Royaume-Uni de rester en-dehors de l’euro, dont on peut juger rétrospectivement qu’elle portait en germe le Brexit.

[5]    Les lecteurs réguliers de ce site sont familiers de ce sujet. Voir notamment cet article de Vincent Brousseau du 31/01/2017, « L’aveu de Mario Draghi montre l’urgence de sortir de l’euro »