Les dangers du très discret projet de protocole de M. Duff par Vincent Brousseau

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L’étape suivante du processus de la construction européenne est annoncée. Il s’agit de rien moins que de la confiscation de la souveraineté budgétaire de la nation. Un projet de « Protocole additionnel » aux traités européens, rédigé par un européiste de carrière, donne une vision glaçante de la façon dont les choses vont se passer, fort vraisemblablement à brève échéance.

La méthode Monnet

La méthode dite « des petits pas », encore appelée « méthode Monnet », attribuée à Jean Monnet-Schuman, a été la stratégie de base de la construction européenne. Souvent décrite comme le système de l’engrenage ou la méthode du cliquet, elle est d’une grande simplicité. Elle consiste à utiliser les acquis de cette « construction » européenne comme des prétextes, des excuses, des justifications pour demander de nouvelles avancées. Ces nouvelles avancées, une fois obtenues, sont à leur tour réutilisées de la même façon, et le processus est indéfiniment réitéré.

On rit souvent de l’argument européiste qui dit que, puisque l’Europe crée des problèmes, il faut plus d’Europe. C’est un argument que nous avons tous entendu ad nauseam. Eh bien, il n’y a pas de quoi rire. Tout ce qui s’est construit l’a été sur la base de cet argument d’apparence si stupide. Il constitue l’essence de la méthode des petits pas.

C’est ainsi que l’Acte Unique de 1992 nous a été présenté comme étant nécessaire à un meilleur fonctionnement de l’Europe, déjà percluse de problèmes, qui existait alors. L’Acte Unique, c’était le marché unique, et l’on vint donc nous dire que le marché unique requerrait, pour son bon fonctionnement, une monnaie unique.

Il était logique de prévoir que l’on viendrait nous dire que la monnaie unique nécessiterait, pour son bon fonctionnement, une mise en commun des prérogatives fiscales, connue sous le nom d’union fiscale, et consistant à déposséder les États de la prérogative de lever des impôts (dans la novlangue européiste, on ne dit jamais « voler un pouvoir du peuple » ou le « déposséder », on dit « mettre en commun une prérogative »). Avec cette étape, on commence à entrer dans le vif du sujet, puisque c’est cette « prérogative » qui, depuis l’Antiquité, définit un État comme tel.

C’était logique et je l’ai donc prédit dans une conférence que j’ai donnée à Castres le 6 juin 2015[1]. Il est facile de le vérifier, cette conférence se trouve sur l’Internet. Quelques semaines plus tard, MM. Macron, un ministre français, et Cœuré, un membre du directoire de la BCE, me faisaient l’honneur de se comporter exactement comme je l’avais prédit. Le premier, dans une interview donnée à la Süddeutsche Zeitung[2] publiée le 31 août 2015, s’exprimait en ces termes : « Die Euro-Krise und die Verhandlungen um ein Rettungspaket für Griechenland hätten bewiesen, dass die Währungsunion nicht wie bisher weitermachen könne: “Der Status Quo führt in die Selbstzerstörung, die Fliehkräfte sind zu groß, politisch wie ökonomisch. » Ce qui veut dire en français : « La crise de l’euro et les négociations portant sur le plan de sauvetage de la Grèce ont démontré que l’Union monétaire ne peut plus fonctionner comme elle l’a fait jusque-là. “Un statu quo conduirait à son effondrement, car les forces centrifuges, tant du point de vue politique que du point de vue économique, sont trop grandes.” »).

Quant à M. Cœuré, dans un texte publié sur le site de la BCE le 27 août 2015[3], il écrivait : « Ce plus grand partage des risques suppose également des politiques budgétaires responsables, dans l’intérêt bien compris de chaque pays mais aussi de ses voisins. Je veux le dire clairement ici : on ne peut pas prôner l’Europe de la solidarité et croire que la politique économique d’un État membre de la zone euro est l’affaire de son seul parlement. C’est une contradiction, que la crise a exposée au grand jour. La mise en œuvre en commun d’un projet politique et d’une stratégie économique suppose en outre de renforcer notre union politique. Pour remédier au « déficit exécutif », c’est-à-dire pour réduire la difficulté à décider que j’ai évoquée précédemment, nous devrions privilégier le partage des décisions affectant l’avenir de la zone euro au sein d’institutions communes répondant à un mandat et à un contrôle démocratique européens.  »

Remarquons au passage qu’il s’agit là de deux illustrations canoniques et archétypales de la méthode des petits pas telle que je l’ai présentée.

Cela étant, attachons-nous à la substance de ces propos. Ils nous indiquent qu’un choix a a été fait, et qu’une route est tracée. Pour les élites euro-atlantistes qui nous dirigent, les États d’Europe ont vécu. Pour sauver le prétendu « acquis » européen, le prochain sacrifice ne sera rien moins que celui de la souveraineté budgétaire. Il est fort à craindre que, cette étape franchie, le processus de gommage de la France en tant qu’État-nation souverain ne s’accélère brutalement.

L’article 48 du TFUE

Mais comment procéder concrètement ? Pour les apprentis dictateurs qui nous dirigent, il ne saurait évidemment être question d’offrir un successeur au Traité de Lisbonne. Les européistes, qui craignent la démocratie comme la peste, savent bien que l’élaboration, la signature puis la ratification d’un nouveau traité rouvrirait la Boîte de Pandore qu’il fut si difficile de refermer après les Non des peuples français et néerlandais aux référendums de 2005 sur la Constitution européenne. Il serait nécessaire d’ouvrir un débat démocratique sur ce nouveau traité et impératif que tous les pays de l’Union le ratifient à l’unanimité. Ces ratifications pourraient susciter ici ou là des référendums, avec une probabilité quasi-certaine qu’au moins un peuple le rejette.

Les dirigeants euro-atlantistes vont donc choisir de faire des transformations substantielles en utilisant le traité de Lisbonne existant, en s’appuyant sur le fait que ledit traité a vicieusement inclus des clauses qui permettent ses propres mutations. C’est comme le génome d’un virus dormant, qui lui permet de muter vers des formes plus malignes. La séquence d’ADN responsable de ce petit prodige, c’est l’article 48. Examinons-le.

L’article 48 n’a pas seulement fixé en quoi consistait la procédure de révision « ordinaire » des traités, en posant bien le principe de l’unanimité. Le même article a aussi, fort opportunément, posé les bases de ce qu’il appelle la procédure de révision « simplifiée ».

Cette procédure de révision « simplifiée » permet de réformer discrètement, un peu à la sauvette, la troisième partie du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), relative aux politiques et actions internes de l’Union. C’est là précisément ce qu’il faut pour donner corps aux annonces de MM. Macron et Cœuré.

Comment cela se passe-t-il ? L’initiative d’une « révision simplifiée » appartient, soit au gouvernement d’un État membre, soit au Parlement européen, soit enfin, et c’est le plus simple, à la Commission européenne. Le Conseil européen l’adopte en statuant à l’unanimité, après avoir consulté différentes instances européennes qui seront unanimement d’accord.

La procédure de ratification reste « hélas » encore à l’ancienne, de sorte qu’on ne peut absolument exclure un référendum dans tel ou tel État mal luné. Mais comme il ne s’agit officiellement pas d’un « nouveau traité », les européistes ne se gêneront pas pour faire pression sur les gouvernements qui envisageraient de consulter leurs peuples par référendum pour qu’ils renoncent à cette vilaine action. Ils argueront benoîtement du fait qu’il ne s’agit que d’un « simple amendement » de l’ancien. Je pense d’ailleurs que les dirigeants français s’empresseront d’affirmer qu’il ne s’agit que d’une « simple révision technique », et que la ratification sera aussi parlementaire que furtive, par la voie du Congrès prévue par l’article 89 de notre Constitution. De bonnes âmes nous expliqueront que l’on « ne peut pas faire des référendums sur la moindre révision technique » et nous assureront que, « de toute façon, c’est trop compliqué pour que le peuple comprenne ».

Mais quel sera le contenu de la modification en question pour voler au peuple sa souveraineté budgétaire ?

M’est avis que ce contenu devrait avoir un certain air de ressemblance avec le Protocole rédigé par un certain M. Andrew Duff.

L’auteur du Protocole, M. Duff

Le nom d’Andrew Duff n’est probablement pas familier à tous nos lecteurs. Sujet britannique, ancien membre du Parlement européen et ancien président de l’Union des Fédéralistes Européens, ancien vice-président des Démocrates libéraux (sorte de MoDem britannique), Andrew Duff est l’exemple type de l’européiste de conviction. Il officie aujourd’hui en qualité de membre du Conseil Européen des Relations Étrangères, un think-tank nommé d’après son cousin américain – et vraisemblable inspirateur -, le très influent Council of Foreign Relations.

Duff a publié le 12 Janvier le texte de son Protocole[4], accompagné d’explications sur la manière de le faire concrètement adopter comme un amendement au Traité de Lisbonne[5]. Il explique avec candeur que les modifications qu’il souhaite voir adopter pourraient en théorie l’être par la voie de l’article 352 du TFUE[6] dit « clause de flexibilité », et d’autres articles servant le même but, mais qu’il ne juge pourtant pas que cette solution soit la meilleure.

En effet, les précieuses modifications ainsi obtenues ne seraient alors pas considérées comme « acquis communautaire », et de ce fait ne s’imposeraient pas, à terme, à tous les nouveaux membres de l’euro. Il craint de plus que ces articles ne permettent pas l’entièreté des transferts de compétences qu’il souhaite voir advenir.

Il préfère donc une révision des Traités, mais conscient du fait que la situation politique actuelle ne faciliterait pas un processus rapide de révision générale, (c’est-à-dire une renégociation avec remise à plat,) il opte avec regret pour une révision « plus courte », par quoi il entend un texte susceptible de faire l’objet de la procédure de révision prévue à l’article 48 du TUE. Cette révision doit prendre, selon lui, la forme d’un Protocole à adjoindre aux Traités en vigueur. Il rédige donc ce Protocole, dans la langue officieusement officielle des institutions européennes, qui, par chance, se trouve aussi être sa langue natale. C’est de toute façon la version anglaise qui fera foi. Il conclut sa présentation du Protocole par un appel lancé à qui de droit de faire usage de l’Article 48(2) pour l’amener à l’existence juridique.

Examinons le Protocole proposé.

Le cœur du Protocole : l’article 1

L’article 1 du Protocole ne fait pas dans la demi-mesure. Il conférerait à la Commission les droits qui sont aujourd’hui ceux de Bercy, à savoir de lever des impôts, d’émettre des obligations, de prêter de l’argent. La législation fiscale, qui est aujourd’hui nominalement du ressort du Parlement français, tomberait dans l’escarcelle du Parlement européen, ou plutôt du sous-ensemble formé par les députés européens élus dans un pays de la zone euro.

Il s’agirait ainsi d’une dépossession de la souveraineté nationale qui n’a pas, je crois, de précédent. Juste pour situer l’ampleur de la mesure, je voudrais rappeler que même les Allemands de 1940-1944 n’en avaient pas exigé autant des Français occupés et vaincus. Les compétences qui n’auraient pas été préemptées par le centre européen seraient généreusement concédées aux États-membres, devenus croupions, par la vertu de l’Article 5.

On pourrait croire qu’il s’agit d’une mauvaise blague. Mais ce ballon d’essai de M. Duff préfigure fort probablement l’amendement aux Traités dont la Commission prendra l’initiative d’ici peu, si les paroles de MM. Macron et Cœuré que j’ai rappelées plus haut signifient quelque chose – et il est à craindre que tel soit bien le cas. La confiscation de la souveraineté nationale, pleine, entière et définitive, risque bien de ne plus être qu’une question de mois.

Les autres mesures de confiscation de la souveraineté nationale

Que faire de l’argent de ces nouveaux impôts et nouvelles émissions d’obligations – qui ne sont jamais, en substance, que la titrisation d’impôts futurs dès lors que l’emprunteur s’est vu octroyer le pouvoir fiscal ? L’article 10 du Protocole de M. Duff prévoit d’ajouter un budget spécifique aux pays de la zone euro.

L’article 13 tord le cou à ce qui reste de prérogatives gouvernementales, à savoir la détermination de la politique économique. Par cet article 13, l’Eurogroupe se voit octroyer le droit de déterminer ladite politique, assorti du droit de faire des injonctions aux États désobéissants. Et si ces injonctions restent ignorées, l’article 13 prévoir de recourir à des mesures plus contraignantes (« to take more intensive action »). C’est du Sarkozy dans le texte.

La dette souveraine, celle qui reste émise par les États, tombe aussi sous la coupe du centre puisque l’article 15 prévoit que la gestion de cette dette (le programme d’émission, aujourd’hui la fonction de l’Agence France Trésor) doit être faite en commun (« common management »). Impossible de faire du déficit, l’article 16 y veille, et confère au centre le pouvoir de tancer, puis de contraindre, les États récalcitrants. D’ailleurs, l’émission de dette souveraine nationale devra être pré-autorisée par la Commission, ainsi qu’en dispose l’article 19 du Protocole de M. Duff.

L’article 17 confère à la BCE la prérogative de superviser les banques, qui est aujourd’hui encore – pour partie – celle de la Banque de France (la BCE est déjà le superviseur des banques françaises les plus importantes). Si certains de nos lecteurs travaillent à la Banque de France, ils peuvent commencer à se demander à quoi servira encore l’institution où ils travaillent.

L’article 20 et la sortie de l’euro

L’article 20 est spécialement intéressant.

Il introduit un droit, certes soumis à des conditions, de se retirer de l’euro (sans se retirer de l’UE.) Mais surtout, il confère à l’Eurogroupe et au Parlement européen la responsabilité d’établir les modalités de ce retrait, en d’autres termes de gérer ce qui, selon la propagande unanime des européistes, était… impossible à gérer. Ceux qui ont eu l’occasion, ces dernières années, de regarder TF1 ou de lire Le Monde, avaient pourtant bien appris la leçon, à savoir que la sortie de l’euro serait chose impossible. Mais l’article 20 ignore superbement cette « impossibilité », qui peut-être, en fin de compte, n’en était donc pas une…

Cet aveu implicite est bien entendu la conséquence de la frousse noire qui s’est emparée des européistes dans les deux premières semaines de juillet 2015, alors que la sortie de la Grèce de l’euro leur paraissait aussi imminente qu’inéluctable.

Comme je l’ai indiqué dans un précédent article (retour sur quelques plans secrets concernant la sortie de l’euro, op. cit.), les autorités européennes étaient fort embarrassées de trouver un habillage juridique à une sortie de l’euro non accompagnée d’une sortie de l’UE. En désespoir de cause, elles s’étaient résolues à recourir à la « clause de flexibilité » contenue dans l’article 352 TFUE, mais elles restaient bien conscientes du caractère tiré par les cheveux de cet expédient.

Duff songe donc bien naturellement à leur éviter de se retrouver de nouveau dans cette situation et prévoit, dans son Protocole, un mécanisme de sortie. Mais c’est aussi reconnaître la possibilité concrète de telles sorties, ce qui est tout à fait contraire à la « ligne du Parti » que nous ont, jusqu’à présent, servie nos médias nationaux et nos politiciens des partis dits de gouvernement.

On ne peut, sans un plaisir narquois, songer à la masse de déclarations et d’affirmations dont ces gens, toute honte bue, nous ont abreuvées au cours des sept ou huit dernières années, selon lesquelles toute sortie de l’euro était rendue, par mille raisons toutes plus péremptoires les unes que les autres, absolument impossible. Il est navrant que notre législation actuelle ne permette pas d’imputer à crime de telles distorsions systématiques, par le biais de mensonges avérés, du débat public.

Conclusion

Les Français doivent comprendre qu’il est minuit moins une. La confiscation de la souveraineté budgétaire risquerait d’être vraiment le début de la fin de la France en tant que nation souveraine.

Il est fort probable que le processus concret soit activé dans les mois qui viennent. D’ores et déjà, on a commencé à préparer l’opinion. D’ores et déjà, un projet concret de texte a pu être rédigé.

La Commission possède le pouvoir d’initiative qui permettra à ce projet ou à un texte similaire préparé par ses soins d’acquérir force de loi. C’est maintenant qu’il faut s’y opposer.

Vincent Brousseau
Responsable national de l’UPR pour l’euro et les questions monétaires
Ancien élève de l’ENS Saint-Cloud
Docteur en économie – Docteur en mathématiques
Ancien cadre à la BCE


Notes

[1] https://www.youtube.com/watch?v=rSYuTiaia1s  Le transparent s’affiche à partir de 49’ 30’’ et le commentaire oral commence à partir de 49’ 55’’.
[2] http://www.sueddeutsche.de/politik/emmanuel-macron-europa-neu-gruenden-1.2627314
[3] https://www.ecb.europa.eu/press/key/date/2015/html/sp150827.fr.html
[4] http://www.epc.eu/documents/uploads/pub_6229_protocol_of_frankfurt.pdf
[5] http://www.epc.eu/pub_details.php?cat_id=1&pub_id=6229
[6] Voir à ce sujet mon précédent article http://www.upr.fr/actualite/retour-sur-quelques-plans-secrets-concernant-la-sortie-de-leuro-par-vincent-brousseau