Les professions libérales, nouvelles victimes des politiques d’austérité : L’exemple des avocats.

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Les gouvernements successifs s’attachent à démanteler un par un les avantages acquis depuis des décennies par toutes les catégories socioprofessionnelles et dans tous les domaines, sur instruction de la Commission européenne dans le cadre de sa politique d’austérité budgétaire.

C’est maintenant au tour des professions libérales, et notamment des avocats, de passer sous les fourches caudines bruxelloises, via la réforme des retraites, ce qui suscite d’ores et déjà une levée de boucliers.

Et elles vont faire savoir leur mécontentement lors d’une journée de mobilisation nationale et de grève générale prévue le 16 septembre prochain.

Macron et son gouvernement auront ainsi réussi l’exploit de mobiliser, et pour la deuxième fois déjà sous le quinquennat, les avocats, une profession pourtant peu habituée à descendre dans la rue.

Ceux-ci avaient déjà vivement protesté contre le projet de loi de programmation pour la Justice présentée fin 2018.

S’ils avaient partiellement eu gain de cause à la suite de la censure de plusieurs dispositions de ladite loi par le Conseil constitutionnel, il n’en demeure pas moins que certaines mesures controversées ont été entérinées, et notamment la fusion des tribunaux qui va mener à la disparition des tribunaux d’instance, et qui vont avoir pour conséquence d’éloigner encore davantage nos concitoyens des juges.

Cette fois, ce sont les préconisations en vue d’instaurer un système universel de retraite, présentées le 18 juillet 2019 par Jean-Paul Delevoye, Haut-commissaire à la réforme des retraites, qui provoquent la fureur de la profession, et plus généralement celles des professions bénéficiant d’un régime propre.

Et il est vrai qu’il y a de quoi.

En dépit des protestations des représentants des barreaux dans le cadre des discussions engagées depuis plusieurs mois, le gouvernement prévoit purement et simplement de fusionner les 42 régimes de retraites existants, comprenant les régimes des fonctionnaires, les régimes spéciaux et les régimes autonomes des assemblées parlementaires, et ceux des professions libérales, dont celui des avocats, dans un système de solidarité nationale unique par points, commun à tous les actifs.

Or, le régime de retraite des avocats est un des rares systèmes dits « équilibrés », à savoir qu’il permet de garantir une retraite minimale pour tous indépendamment de leurs revenus, et dispose de réserves non négligeables estimées à environ deux milliards d’euros, alors que le système de retraite présente un déficit évalué à 0,1 % du PIB jusqu’en 2030, soit 10 milliards d’euros[1].

Monsieur Delevoye et le Gouvernement imaginent ainsi pouvoir résorber le déficit en absorbant les réserves des régimes de retraite bénéficiaires, et notamment de celui des avocats, qui est le fruit d’années de gestion efficace et au prix d’efforts financiers souvent méconnus du grand public.

En conséquence, si cette réforme était adoptée, elle entraînerait une hausse vertigineuse du niveau des cotisations sociales des avocats par le doublement des cotisations retraite, et une diminution de leurs pensions de retraite.

Les avocats qui le peuvent, et notamment ceux dont la clientèle est composée de grandes entreprises et de personnes aisées, n’auront d’autre choix que d’augmenter leurs honoraires. Quant aux autres, dans un contexte d’appauvrissement généralisé, ils devront probablement se résoudre à raccrocher la robe.

Ainsi, et au-delà de l’existence même de la profession, du moins dans sa forme actuelle, c’est bien l’accès au droit pour tous, y compris les justiciables les plus modestes, qui risque d’être en réalité compromis par cette réforme.

Les spécificités du régime de retraite des avocats

Les avocats disposent d’un régime autonome qui leur est propre.

A la différence des régimes spéciaux, qui concernent les salariés de grandes entreprises publiques (RATP, SNCF, etc.), d’établissements publics ou d’agents de la fonction publique, le régime de retraite actuel des avocats, géré par la Caisse nationale des Barreaux français (CNBF) ne coûte strictement rien à l’État, tant du point de vue de la gestion, assurée par des avocats élus et conformément à des statuts professionnels, que de la nature des cotisations elles-mêmes, qui sont versées exclusivement par les membres de la profession.

Il s’agit d’un régime par répartition provisionné. En effet, les cotisations perçues au cours d’une année permettent de servir les pensions dues au titre de la même année (répartition), et un système de provisions permet d’éviter des baisses brutales de pensions ou de fortes hausses de cotisations (provisionné).

Il est en outre constitué d’un régime de base, fondé sur la solidarité (une pension de base indépendante du niveau de revenus et des cotisations versées, selon la durée d’affiliation, laquelle comprend les congés-maternité et les périodes d’invalidité) et d’un régime complémentaire calculé par classes et tranches de revenus.

Il est complété par un régime d’invalidité-décès et d’aide sociale, l’ensemble de ce système devant garantir à tous les avocats quels qu’ils soient une protection sociale qui, si elle n’est pas mirobolante, est au moins correcte pour les plus modestes.

Chaque avocat peut ainsi bénéficier d’une retraite de base de 1 450 € mensuels, qui lui est garantie, celle-ci étant calculée sur la durée de l’exercice, ainsi que d’une retraite complémentaire si ses revenus lui ont permis de cotiser à ce titre.

Les avocats ont également pu constituer des réserves à hauteur de deux milliards d’euros en vue de pouvoir faire face à toutes éventualités, et notamment au risque d’un basculement démographique de la profession, au prix d’efforts financiers importants.

Il faut savoir en effet que les avocats, comme les professions libérales, paient eux-mêmes l’ensemble de leurs cotisations et charges sociales (URSSAF, sécurité sociale, retraite et prévoyance, cotisations ordinales, assurance responsabilité civile, etc.) dont le montant est déterminé en fonction du chiffre d’affaires et du bénéfice / perte net(te) réalisé au cours de l’année précédente. Les charges sociales représentent ainsi plus du tiers des revenus bruts de l’avocat, les cotisations liées à la prévoyance (retraite de base et complémentaire) représentant à elles-seules environ 14 % de ces revenus tous niveaux confondus.

De surcroît, les avocats participent largement à la solidarité nationale puisque le régime de la CNBF contribue au régime général des retraites à hauteur de 80 millions d’euros par an, soit 1 350 € par avocat sur la même période.

Le régime actuel de la CNBF en quelques chiffres.

Selon les chiffres de la CNBF, repris sur le site de l’Ordre des Avocats au Barreau de Paris, actuellement :

  • 4,3 avocats actifs cotisent pour 1 retraité ;
  • Montant mensuel moyen de la retraite : 2 223 € ;
  • Taux de cotisations liées à la retraite (régime de base et régime complémentaire) :
    • compris entre 10,7 % et 13,4 % pour un avocat déclarant 60 000 € de revenus nets, selon la classe de retraite complémentaire choisie,
    • 14 % pour des revenus déclarés de 40 000 € ;
  • Régime de base provisionné à hauteur de 46 mois ;
  • Régime complémentaire provisionné à hauteur de 70 mois ;
  • Équilibre financier du régime de base : assuré jusqu’en 2054 ;
  • Équilibre financier du régime complémentaire : assuré jusqu’en 2083 selon les prévisions, grâce notamment aux deux milliards d’euros de réserves accumulés[2].

Que prévoit le projet de réforme des retraites proposé par Jean-Paul Delevoye ?

Jean-Paul Delevoye propose d’instaurer un régime de retraite universel unique, regroupant l’ensemble des régimes existants et géré de manière globale, suivant une répartition exclusivement par point.

Dans ce système, les cotisations versées par un actif (ainsi que celles versées par l’employeur dans le cas des salariés) tout au long de sa carrière, quel que soit son statut (salarié, fonctionnaire, indépendant) sont converties en points.

Lors du départ en retraite, le nombre total des points acquis est multiplié par la valeur du point qui sera alors fixé par le régime universel de retraite.

Mais, d’une part, la valeur du point n’est pas garantie à long terme, et il n’est dès lors pas interdit de penser que la valeur du point sera constamment dévaluée dans une économie dégradée.

D’autre part, ce nouveau régime pourrait être déficitaire à brève échéance compte tenu de la situation économique et démographique de la France, où le chômage reste élevé. Et ce ne sont pas les deux milliards chipés dans les caisses de retraite des avocats lors de l’instauration du régime universel qui vont pouvoir améliorer la situation.

En effet, et avec la fusion des 42 régimes de retraites, les réserves des régimes bénéficiaires vont être inévitablement et immédiatement absorbées dans les déficits des autres régimes. Les avocats vont ainsi non seulement perdre les avantages qu’ils avaient réussi à mettre en place, mais également subir une hausse considérable de leurs cotisations retraites couplée à une diminution de leurs pensions.

La retraite de base garantie à tous les avocats, hommes ou femmes, quelle qu’ait été leur carrière, dans des petits ou grands cabinets ou à titre individuel, disparaîtra au profit d’une cotisation au point, au détriment des plus fragiles.

Les périodes d’inactivité (congés maternité, invalidité, etc.) ne seront plus prises en compte, puisque seuls les euros cotisés ouvriront les droits à la retraite.

Ce n’est ni plus ni moins que la fin de l’égalité et de la solidarité qui caractérisaient le régime de retraite des avocats.

Une réforme en tous points conforme aux préconisations du rapport des Grandes Orientations de politiques économiques (GOPÉ)

Cette réforme ne vient pas de nulle part. Elle est l’application directe des recommandations de la Commission européenne émises chaque année pour la France, comme l’explique continuellement l’UPR.

Et la Commission n’a de cesse que de réclamer l’uniformisation du régime des retraites qui serait un moyen supplémentaire de réduire les dépenses publiques.

Elle relevait ainsi, dans son rapport émis le 23 mai 2018 :

« (10) Actuellement, 37 régimes de retraite coexistent en France. Ils concernent des catégories de travailleurs différentes et fonctionnent selon des règles qui leur sont propres. Une uniformisation progressive de ces règles améliorerait la transparence du système, renforcerait l’équité entre les générations et faciliterait la mobilité de la main-d’œuvre. Une harmonisation des règles de calcul contribuerait également à une meilleure maîtrise des dépenses publiques. Si les réformes des retraites déjà adoptées devraient [sic] réduire le ratio des dépenses publiques de retraite à long terme, un système des retraites plus simple et plus efficient générerait des économies plus importantes et contribuerait à atténuer les risques qui pèsent sur la soutenabilité des finances publiques à moyen terme. Selon une étude récente, l’alignement de différents régimes de retraite des secteurs public et privé réduirait de plus de 5 milliards d’EUR les dépenses publiques à l’horizon 2022. »

Ce paragraphe fait ainsi directement suite au point concernant le caractère excessif des dépenses publiques de la France à réduire à tout prix :

« (9) Le niveau des dépenses publiques en France est le plus élevé de l’Union européenne. Le ratio des dépenses au PIB devrait atteindre 56,0 % en 2018, soit 10,6 points de pourcentage de plus que la moyenne de l’UE. La stratégie d’assainissement mise en œuvre ces dernières années a bénéficié principalement de la baisse des taux d’intérêt et de coupes dans les investissements publics, mais il est peu probable que les taux d’intérêt restent bas à moyen terme, et la réduction des investissements productifs pourrait nuire au potentiel économique futur. Les revues de dépenses menées depuis 2014 n’ont pas engendré d’économies substantielles, et les gains d’efficience obtenus sont restés limités en raison de l’absence de suites appropriées et d’un faible niveau d’adhésion politique. La stratégie la plus récente en matière de revue de dépenses a été abandonnée et sera remplacée par le programme Action publique 2022, dont les principes sont énoncés dans la loi de programmation des finances publiques pour les années 2018 à 2022. Le Comité Action publique 2022 doit définir une feuille de route avant l’été 2018 et analyser les mesures à prendre. Cela étant, aucune mesure précise n’a encore été proposée, et ce processus ne devrait générer de nouvelles économies qu’à partir de 2020. Une mise en œuvre rapide de mesures de réduction des dépenses profiterait aux efforts déployés pour répondre à la nécessité d’assainissement budgétaire à court et moyen termes »[3].

Le projet de réforme rendu public le 18 juillet dernier fait suite à des discussions préalables dont le sens avait déjà manifestement ravi la Commission puisque dans son rapport émis le 05 juin 2019, celle-ci a noté, concernant les retraites :

« La réforme prévue du système de retraite pourrait aider à alléger la dette publique à moyen terme et réduire ainsi les risques pesant sur sa soutenabilité. L’équilibre budgétaire du système de retraite dépend fortement des hypothèses macroéconomiques. Selon le tout dernier rapport annuel du Conseil d’orientation des retraites, les dépenses de retraite représentaient 13,8 % du PIB en 2017; elles devraient en représenter 13,5 % en 2022, avant d’évoluer dans une fourchette comprise entre 11,6 % et 14,4 % à l’horizon 2070, suivant le taux de croissance retenu pour l’évolution dans le temps du PIB et de l’emploi. Plus de 40 régimes de retraite coexistent en France. Ils concernent des catégories de travailleurs différentes et fonctionnent selon des règles qui leur sont propres. Un projet de loi, attendu avant la fin de l’année, devrait uniformiser progressivement les règles de ces régimes, en vue de simplifier le fonctionnement du système de retraite, notamment pour améliorer sa transparence, son équité et son efficacité »[4].

L’objectif est toujours le même, à savoir réduire au maximum les dépenses publiques, au prétexte fallacieux de transparence et d’efficacité, au mépris des spécificités des différents régimes de retraite qu’exige chaque profession et, plus généralement, du bien-être de la population.

Ce que cela changerait concrètement pour les avocats et, au-delà, l’ensemble des professions libérales

Comme indiqué plus haut, la réforme envisagée par le Gouvernement est tout bonnement inacceptable pour les professions libérales, et particulièrement les avocats.

D’une part, les avocats ne contrôleront plus leur propre régime de retraite, et la qualité du service, préservée jusqu’ici, et liée notamment à la dévalorisation et la décote, disparaîtra dans un vaste ensemble géré sans tenir compte des spécificités de chaque profession.

D’autre part et surtout, la réforme impliquera une hausse soudaine et considérable des cotisations qui sera difficilement supportable pour de nombreux avocats, si ce n’est la majorité d’entre eux, et notamment pour les petits cabinets et les avocats exerçant seuls qui ne pourront répercuter une telle hausse sur leur clientèle.

En effet, et contrairement aux idées reçues, la profession est très hétérogène et la plupart des avocats, malgré de longues années d’étude et une durée de travail hebdomadaire qui excède largement les 35 et 39 heures, ne parviennent pas à vivre correctement de leur activité.

Ces difficultés proviennent en partie du volume des charges et cotisations sociales, auxquelles s’ajoutent, pour ceux qui s’installent à leur compte, les dépenses nécessaires au fonctionnement d’un cabinet. L’ensemble de ces charges sociales représentent ainsi entre un tiers et la moitié des revenus bruts des avocats, constitués  exclusivement des honoraires versés par leurs clients.

Il est également utile de préciser que les avocats supportent la totalité de leurs cotisations, contrairement aux salariés, dont une partie est prise en charge par l’employeur, et que, de surcroît, ils contribuent au financement de la sécurité sociale pour ces mêmes salariés, alors même qu’ils n’ont eux-mêmes droit à aucune indemnité journalière en cas d’arrêt maladie, ces indemnités n’étant seulement prises en charge par leur Ordre professionnel qu’au-delà de 90 jours d’arrêt.

La lourdeur des charges et le manque de contrepartie en matière de protection sociale sont d’ailleurs deux des raisons pour lesquelles près d’un tiers des jeunes avocats quittent le barreau avant leur dixième année d’exercice[5].

Ainsi, et à côté des « ténors » du barreau et des grands avocats d’affaires à la clientèle aisée, beaucoup de leurs confrères connaissent une situation économique beaucoup plus précaire. Le revenu brut annuel médian des avocats est ainsi de 43 000 € selon le Conseil national des barreaux[6].

La réforme à venir va donc aggraver leurs difficultés, surtout pour ceux qui ne pourront compenser les hausses de charges par une hausse de leurs honoraires auprès de leurs clients, a fortiori les plus modestes.

Pour donner une idée au lecteur, voici un petit tableau comparant la situation actuelle avec celle qui risque d’advenir pour les avocats qui perçoivent un revenu brut annuel de 24 000 € et 40 000 €, soit les moins argentés :

Source : Conseil national des Barreaux, https://www.cnb.avocat.fr/fr/kit-de-communication-reforme-des-retraites

Le nouveau régime universel concocté par le gouvernement Philippe n’est guère plus reluisant, puisque, selon les projections, le montant des réserves en mois de prestations de ce régime serait de l’ordre de 10. L’équilibre à brève échéance du régime universel n’est donc absolument pas démontré[7].

Ce qui est en revanche certain, c’est que la profession d’avocat va se paupériser. En effet, et avec ni plus ni moins qu’un doublement de leurs charges au titre de la retraite, passant en moyenne de 14 % à 28 % de leurs revenus et qui seront à leur charge exclusive, contrairement aux salariés, de nombreux avocats vont devoir purement et simplement cesser leur activité, du moins sous le statut d’avocat libéral.

Seuls ceux qui pourront compenser la hausse des charges par une hausse de leurs honoraires atténueront l’impact de la réforme sur leur activité.

Et ceci est inacceptable.

La contestation s’étend et s’organise

A l’appel du Conseil National des Barreaux (CNB), les ordres des Avocats, et notamment l’Ordre des Avocats au Barreau de Paris, ainsi que des organisations syndicales telles que l’Union des Jeunes Avocats (UJA), les Avocats Conseils d’Entreprises, et bien d’autres, ont d’ores et déjà annoncé une première journée d’action dès le 16 septembre prochain contre ce qu’ils considèrent comme « l’arrêt de mort » de la profession.

Au-delà, c’est l’ensemble des professions libérales qui sont appelées à rejoindre le mouvement. Et ce mouvement semble assez inédit de la part de ces catégories socioprofessionnelles qui ont jusqu’alors plutôt été épargnées par les réformes sociales.

Cet appel a été entendu puisque le syndicat des pilotes de ligne (SNPL France ALPA), la Fédération des Médecins de France (FMF), l’Union des Chirurgiens de France (UCDF) et l’Union Française pour une Médecine Libre (UFML) ont annoncé leur volonté de s’associer aux avocats pour s’opposer à la « prédation par l’État de [leurs] régimes autonomes qui sont solides, bien gérés et solidaires ».

Ils ont été rejoints par six syndicats d’hôtesses et stewards (Unac, SNPNC, Unsa-PNC, Ugict-CGT Air France, UNPNC, SNGAF), qui ont appelé l’ensemble des personnels navigants commerciaux (PNC) à manifester le même jour.

Enfin, les syndicats Convergence Infirmière et UNIDEL (infirmières), et Alizé (kinésithérapeutes) ont annoncé leur intention de participer à une journée de mobilisation aux côtés des avocats, dans l’attente des votes d’autres organisations syndicales.

Vers une prise de conscience des professions libérales ?

Force est de constater que les catégories socioprofessionnelles (CSP) supérieures, parmi lesquelles sont régulièrement classées les professions libérales et intellectuelles, ont toujours majoritairement voté pour les deux anciens grands partis dits « traditionnels » et européistes au possible, soit l’ancienne UMP et ses alliés d’une part, et le Parti socialiste (PS) d’autre part.

Si nous remontons par exemple au premier tour des élections présidentielles de 2012, François Hollande et Nicolas Sarkozy sont arrivés en tête parmi les « CSP + », et notamment les professions libérales et cadres supérieurs, en obtenant respectivement 31 % et 27 % des voix [8].

Lors des élections régionales de 2015, ce sont les blocs UMP-UDI-MODEM et PS qui ont réalisé leurs meilleurs résultats auprès de ces professions (33% pour le premier, 28 % pour le second), bien loin devant les artisans, les commerçants, les professions intermédiaires, et davantage encore devant les ouvriers, touchés de plein fouet par les réformes libérales européennes (respectivement 13 % et 15 %) [9].

En 2017 et au premier tour de l’élection présidentielle, la catégorie des « PCS + » (pour « Professions et Catégories socioprofessionnelles »), qui regroupe les professions indépendantes et cadres et professions intellectuelles supérieures [10], se sont tournées sans surprise vers Emmanuel Macron (32 %) et François Fillon (22%) [11].

Notons que François Asselineau a quant à lui suscité l’adhésion de 1 % de cette catégorie.

Des centaines d’avocats (2 800 au 3 mai 2017), indépendamment de toute structure professionnelle, avaient même appelé à voter Emmanuel Macron contre le Front National dans une tribune publiée sur Facebook…[12]

Les élections européennes de 2019 n’ont pas dérogé à la règle puisque la liste de LREM-MODEM-AGIR et des Radicaux est encore arrivée en tête parmi la catégorie « Profession libérale – cadre supérieur » (30 %).

Relevons en passant que la liste de l’UPR a également amélioré son score auprès de ces mêmes professions[13], ce qui marque peut-être le début d’une prise de conscience salutaire.

En définitive, les CSP + continuaient de donner leurs voix à des partis qui, ne souhaitant absolument pas sortir de l’Union européenne, devaient se conformer aux recommandations de la Commission d’où émanent les réformes qui sont aujourd’hui contestées. Par idéologie d’abord, les professions libérales étant par définition, peu protégées par l’État-providence, mais également peut-être parce que les effets des réformes successives ne les avaient pas encore suffisamment touchées.

Ainsi, et après les ouvriers, les enseignants, les services d’urgence, les pompiers, les policiers, les agriculteurs, les chauffeurs de taxi, ce sont maintenant les avocats et, au-delà les professions libérales et les professions réglementées qui sont directement affectés par les préconisations venues de Bruxelles.  

Nous assisterons peut-être enfin à la prise de conscience de ces catégories socioprofessionnelles, jusqu’alors épargnées par les effets des politiques européennes.

On ne peut toutefois que déplorer que les responsables des différents barreaux et des organisations professionnelles et syndicales ne fassent toujours pas référence à la source des réformes qu’ils contestent, à savoir les GOPE.

La remise en cause de la défense des droits des citoyens et l’instauration d’une justice à deux vitesses

Mais au-delà des conséquences directes sur l’avenir de la profession, c’est un problème bien plus grave qui se profile, à savoir la remise en cause du principe d’égalité et de l’accès à la justice pour tous, la garantie des droits de la défense et le droit à un procès équitable.

Même si les avocats souffrent parfois d’une mauvaise image auprès de l’opinion publique, souvent à tort comme indiqué plus haut, il n’en demeure pas moins qu’ils ont un rôle essentiel pour la défense des citoyens et la préservation de leurs droits, veillant au respect des procédures judiciaires, administratives ou pénales, particulièrement complexes, y compris face à l’État.

Or, la réforme menace l’existence même des avocats, particulièrement celle de ceux qui ont une clientèle constituée de personnes modestes ou de petites sociétés, et qui ne pourront augmenter leurs tarifs pour compenser l’explosion de leurs cotisations.

Il y a fort à parier que, dans ce contexte, et pour compenser la diminution inévitable des effectifs si la réforme envisagée devait être adoptée en l’état, la profession ferait l’objet d’une déréglementation afin d’accélérer la mise en concurrence avec des professionnels intra-communautaires moins qualifiés – et moins chers, laquelle est, cela tombe bien, également souhaitée par la Commission européenne.

Celle-ci est d’ailleurs revenue à la charge à ce sujet dans son dernier rapport du 5 juin 2019 :

« Malgré les progrès réalisés et l’adoption de réformes ambitieuses, il subsiste des barrières à l’entrée dans les services aux entreprises et dans les professions réglementées, et la concurrence y demeure faible. Selon le nouvel indice de restrictivité des échanges de services intra-EEE de l’OCDE, le niveau de restrictivité réglementaire en France est supérieur à la moyenne de l’Espace économique européen (EEE) dans des secteurs tels que la comptabilité, les services juridiques et les services de distribution. Les principaux obstacles prennent la forme d’exigences d’autorisation restrictives, de limitations à l’exercice de certaines activités et d’exigences en matière de détention de capital et de droits de vote […]

Les obstacles dans le secteur des services se sont traduits par une concurrence faible et par des marges bénéficiaires et des prix élevés, au détriment de la compétitivité de l’ensemble de l’économie. Dans les principaux services aux entreprises, les taux de rotation sont plus faibles en France que dans le reste de l’UE. Le manque de concurrence dans les services, associé à des coûts de main-d’œuvre élevés, a contribué à maintenir les prix à un niveau élevé, notamment dans les transactions immobilières, le logement, la restauration et les services juridiques et comptables. Les coûts de ces services étant également supportés par d’autres entreprises – celles qui utilisent ces services comme intrants –, ils constituent un facteur supplémentaire qui pèse sur la compétitivité de la France, y compris sur l’industrie »[14].

Parmi les professions visées, les professions juridiques, lesquelles ne sont pas assez ouvertes à la concurrence selon la Commission, dont l’objectif final est de permettre à des titulaires de diplôme en droit (du moins pour l’instant, peut-être qu’à terme une simple équivalence ou le niveau brevet suffira) de n’importe quel État-membre d’exercer leur activité en France, ou de sous-traiter tout bonnement à l’étranger, au détriment de la qualité du service.

Ce sont donc encore une fois les justiciables les plus fragiles qui seront les victimes collatérales de cette réforme, puisqu’ils ne pourront plus se défendre ou faire valoir leurs droits auprès d’un juge.

Le principe d’égalité et de droit d’accès de tous à la Justice seront remis en cause et nous assisterons à l’instauration d’une justice à deux vitesses.

Ceci est d’autant plus grave que cette disparition programmée survient à l’heure où l’indépendance de la Justice est menacée par le régime macronien. On se souvient du traitement judiciaire réservé aux Gilets Jaunes par le procureur de la République de Paris ou, plus récemment, du Procureur de la République de Nice qui n’a pas hésité à mentir pour protéger le président de la République. Ou quand l’autocensure est pire que la censure.

Les avocats sont plus que jamais utiles pour défendre les citoyens, et particulièrement dans le contexte actuel de révolte généralisée qui gronde face au pouvoir en place et à sa politique, et des dérives de celui-ci qui sont de nature à remettre en cause l’État de droit.

C’est pourquoi ils appellent à une grève nationale et à une manifestation nationale le 16 septembre prochain, place de l’Opéra à partir de 13h00, au-delà de toute logique corporatiste, à laquelle tous les opposants à la réforme des retraites sont invités à participer.

Sophie HUSSON
Avocat à la Cour
Responsable nationale de l’UPR
pour les questions juridiques
09/09/2019


Notes

[1] https://www.alternatives-economiques.fr/deficit-regimes-de-retraites-evolution-ratio-demographique-0110201361228.html

[2] Ordre des Avocats au Barreau de Paris, http://www.avocatparis.org/le-regime-de-la-cnbf

[3] Commission européenne, Recommandation du Conseil concernant le programme national de réforme de la France pour 2018 et portant avis du Conseil sur le programme de stabilité de la France pour 2018, 23 mai 2018, https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/file_import/2018-european-semester-country-specific-recommendation-commission-recommendation-france-fr.pdf

[4] Commission européenne, Recommandation du Conseil concernant le programme national de réforme de la France pour 2019 et portant avis du Conseil sur le programme de stabilité de la France pour 2019,

[5] « L’Avenir de la profession d’avocats », Rapport confié par le Garde des Sceaux à Monsieur Kami HAERI, Avocat au Barreau de Paris, février 2017 : http://www.justice.gouv.fr/publication/rapport_kami_haeri.pdf

[6] Conseil national des Barreaux, https://www.cnb.avocat.fr/sites/default/files/cnb-info-43k.png

[7] Ordre des Avocats au Barreau de Paris, http://www.avocatparis.org/le-regime-universel

[8] IFOP, Premier tour de l’élection présidentielle 2012 : profil des électeurs et clés du scrutin,  https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2018/03/1848-1-study_file.pdf

[9]  https://www.lepoint.fr/politique/elections-le-1er-tour-confirme-une-sociologie-electorale-tres-typee-23-03-2015-1915089_20.php

[10] L’IFOP distinguait, dans son étude de 2012, les « Artisans ou commerçants » et « Profession libérale, cadre supérieur » au sein de la catégorie CSP +. En 2017, la catégorie PCS + distingue désormais entre « Travailleurs indépendants » et « Cadre et professions intellectuelles supérieures », dans lesquelles les avocats sont plus difficiles à localiser.

[11] IFOP, Le profil des électeurs et les clefs du premier tour de l’élection présidentielle, https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2018/03/3749-1-study_file.pdf

[12] https://blogs.mediapart.fr/emmanuel-daoud/blog/030517/appel-des-avocats-voter-emmanuel-macron-contre-le-front-national

[13] IFOP, Européennes 2019 : profil des électeurs et clefs du scrutin, https://www.ifop.com/wp-content/uploads/2019/05/116339-Rapport-JDV-COMPLET-d%C3%A9taill%C3%A9_2019_05.27.pdf

[14] Commission européenne, Recommandation du Conseil concernant le programme national de réforme de la France pour 2019 et portant avis du Conseil sur le programme de stabilité de la France pour 2019 : https://ec.europa.eu/info/sites/info/files/file_import/2019-european-semester-country-specific-recommendation-commission-recommendation-france_fr.pdf