LE CHOC DU “QUÉBEC LIBRE” ET LE RICANEMENT SOUS CAPE DES MINISTRES DE DE GAULLE – Un rapport triste mais essentiel d’Alain PEYREFITTE.

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L’indispensable témoignage d’Alain Peyrefitte : il y a 50 ans, de Gaulle revenait de son voyage au Canada et retrouvait ses ministres…

Les adhérents et sympathisants de l’UPR savent que je fais souvent référence à l’ouvrage C’était de Gaulle, d’Alain Peyrefitte, recueil de propos du général de Gaulle paru en trois tomes, les deux premiers en 1994 et 1997 et le dernier, quelques semaines après la mort de Peyrefitte, en 2000.  Si je cite souvent cet ouvrage réellement capital, c’est parce que c’est le meilleur de tout ce qui a paru sur de Gaulle pour comprendre, sur la période des années 60 et au jour le jour, la pensée et la personnalité du fondateur de la Ve République.

En juillet 1967, Alain Peyrefitte était ministre de l’Éducation nationale du gouvernement Pompidou et n’avait pas fait partie du voyage de Charles de Gaulle au Canada. Néanmoins, restant fidèle à l’habitude qu’il avait prise au cours des dernières années de prendre en note tout ce que de Gaulle lui confiait – souvent en tête-à-tête -, il nous raconte ce voyage et ses suites dans le tome 3 (pages 303 à 380 de l’édition originale parue aux Éditions de Fallois, Fayard, en 2000).

Je crois qu’il est utile de porter au lecteur le passage le plus captivant de cette narration.

  • D’une part pour découvrir la façon dont Peyrefitte a perçu le voyage vu de France où il était resté, à partir des dépêches de presse et des compte-rendus télévisés.
  • D’autre part pour apprendre ce qui s’est passé en France le 27 juillet 1967 au petit matin. C’était il y a 50 ans jour pour jour. Le témoignage de Peyrefitte, présent dans le Pavillon d’honneur où arrive de Gaulle, sortant de son avion, est bref mais capital. Ce qu’il nous apprend, c’est que la grande majorité des ministres, à commencer, on le devine, par Pompidou goguenard, ricanaient méchamment de l’Homme du 18 juin et de sa sortie « Vive le Québec libre ! »

Comme le lecteur va le constater, les ministres étaient presque tous ignorants de la situation réelle du Québec et portaient donc des jugements sans savoir. Mais d’où leur venaient ces jugements critiques ? De tous les médias – radios et presse écrite – qui tiraient déjà  à boulets rouges sur de Gaulle et sur sa volonté de briser l’hégémonie américaine..

De fait, je me rappelle personnellement (j’avais 9 ans à l’époque) que tout mon entourage familial, ou mes camarades d’école, ne parlaient que de ce qu’ils avaient entendu à la radio, à savoir que de Gaulle avait « perdu la boule »…


La lecture de tout ce passage du livre de Peyrefitte n’est donc pas seulement passionnante.  Elle nous donne aussi un sentiment mélangé, de grandiosité et de tristesse.

Un sentiment grandiose car ce témoignage de Peyrefitte nous confirme la hauteur de vues et la dimension réellement historique de Charles de Gaulle (dont le voyage renforça considérablement les mouvements favorables à l’autonomie du Québec). Il nous prouve encore une fois son courage et son aptitude à créer des scandales créateurs. Il nous montre un homme passionné par la défense de la France et de ses intérêts de puissance, indépendante et souveraine, et libre de toute sujétion à l’impérialisme américain.

Un sentiment de tristesse car ce témoignage nous confirme la relative médiocrité de la plupart des ministres qui l’entouraient. Au fond, à quelques exceptions près, ces ministres qui fréquentaient quotidiennement l’un des plus grands personnages de l’Histoire de France n’en avaient pas pris toute la mesure, et étaient davantage prompts à croire les critiques des médias assujettis aux intérêts anglo-saxons que de suivre de Gaulle.

En filigrane, on devine la suite.

Moins d’un an après,  ce fut mai 1968 – où le rôle des Américains et de la CIA reste encore à éclaircir – et l’on vit alors la débandade de tous ces ministres.

Moins de deux ans après, ce fut la démission de Charles de Gaulle – le 27 avril 1969 – suite au rejet de son référendum sur la réforme du Sénat et la régionalisation.

Puis ce fut le début de la longue descente de notre pays aux enfers : Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy, Hollande, Macron….

Il suffit de penser qu’aucun des 7 présidents qui ont fait suite à Charles de Gaulle n’aurait poussé ce cri de « Vive le Québec libre ! » – et les derniers encore moins que les premiers –  pour comprendre à quel degré d’asservissement la France est tombée.

Du reste, le 50e anniversaire de ce geste d’éclat n’a été célébré nulle part en France officiellement – et très peu au Canada.

J’avais quant à moi projeté de faire le voyage pour aller faire des conférences sur les pas de Charles de Gaulle et prendre la parole dans des médias devant nos amis québécois. Hélas ! Malgré nos demandes insistantes, les autorités fédérale canadiennes et les autorités québécoises ont fait savoir qu’elles ne voulaient qu’aucun responsable politique français ne fasse le déplacement.

En fait, la voix indépendante de la France s’est progressivement tue sur la question québécoise, comme sur tout le reste. Le Canada anglais s’en félicite et le Québec en a pris acte.

Ce que nous montre de façon impitoyable le rappel de ces événements de 1967, c’est la lente trahison à laquelle les successeurs de Charles de Gaulle se sont livrés depuis 50 ans, par conformisme ou soumission à la pensée dominante, au détriment de la liberté de la France et de l’intérêt du peuple français.

Le seul pouvoir qui reste à nos dirigeants, c’est d’ânonner servilement les seules déclarations admises par l’oligarchie qui tient le pouvoir à Washington, Bruxelles et Francfort.

Il est grand temps que les Français le comprennent et se ressaisissent.

François Asselineau
27 juillet 2017


Extrait de C’était de Gaulle, d’Alain Peyrefitte, t. 3, p. 335 à 339, Fayard, 2000

23 juillet 1967

Tout a été pensé de manière à faire de ce voyage un symbole. De Gaulle remontera le Saint-Laurent, comme l’avait fait Jacques Cartier quatre cent vingt-quatre ans plus tôt. Il a choisi le croiseur baptisé Colbert – du nom de celui qui a organisé l’administration de la Nouvelle France. Il a accosté à l’Anse-au-Foulon, où a débarqué l’ennemi de Montcalm, Wolfe, dont il gommera le souvenir.

Les dépêches d’agences, que je me fais porter dès qu’elle tombent, montrent que l’atmosphère est déjà chaude.

À l’Anse-au-Foulon, pendant que les musiciens à bonnets à poils jouent le God save the Queen, la foule québécoise chante à tue-tête la Marseillaise et crie : « Vive la France ! » La question du Québec se pose avec éclat entre la France et l’Angleterre. Comment de Gaulle va-t-il s’y prendre ?

Québec est pavoisée de drapeaux tricolores et fleurdelisés et de banderoles : « Vive de Gaulle », « France-Québec Liberté »,  « France libre – Québec libre »,  « Décolonisation ».

Le Général, répondant au maire de Québec, Gilles La Montagne, salue sa ville comme « capitale du Canada français ». Façon de dire qu’elle est non seulement la capitale des Canadiens français qui habitent au Québec, mais aussi de ceux qui sont éparpillés dans les neuf autres provinces [du Canada].

Le Général ajoute : « Il s’affirme ici une élite français-canadienne ; c’est la base de tout, c’est l’essentiel. Tout le reste suivra. Le Général est élitiste sans vergogne. Pour qu’un peuple progresse, il faut qu’il ait des élites dignes de lui. Si elles s’affirment, le peuple les suivra.

Les 270 km entre Québec et Montréal sont appelés le Chemin du Roy parce que les colons français espéraient la venue du roi de France il croyait qu’il emprunterait cette voie. La légende rêvée devient histoire vécue.

Des arc de triomphe ont été érigés à l’entrée des villes et des villages. Trois cent mille drapeaux français et québécois ont été distribués – et aucun drapeau canadien. De grandes fleurs de lys bleues, séparées de 2 mètres, ont été peintes tout du long sur la chaussée.

Les dépêches d’agence tombent.

Saint-Anne-de-Beaupré est lieu de pèlerinage depuis 1650 : des marins bretons, échappés par miracle à une tempête dans l’estuaire du Saint-Laurent, ils ont construit une chapelle votive. Aujourd’hui, une vaste basilique suffit à peine à contenir les fidèles. Le recteur accueille le Général comme « Sauveur, héraut de la culture humaine et chrétienne de la France dans le monde entier. »  Le cardinal Roy, primat du Canada, salue en lui « l’héritage de foi, de fidélité et de courage du peuple français donc nous sommes tous sortis. »

Le Général communie. Geste rarissime, geste symbolique : il communie avec la foi de ce peuple en Dieu et dans la patrie. Dans la nef, à son entrée à sa sortie, les fidèles l’acclament.

À Trois-Rivières, De Gaulle promet : « Vous saurez exaucer votre vœu ; vous serez ce que vous voulez être, maîtres  de vous. »

24 juillet 1967

D’un discours à l’autre, le Général répète : « Toute la France vous regarde. Elle vous entend, elle vous aime. » Il touche au point sensible. Il a compris que le peuple québécois se morfondait dans sa solitude et avait besoin d’affection. Évidemment, il a raison pour ce qui est de la réalité québécoise. Il a tort pour ce qui est de la réalité française : les Français se moquent éperdument du Québec. Selon son principe, il faut « faire comme si ».

Pancartes : « Québec, pays français », « le Québec aux Québécois », « Notre État français, nous l’aurons ».

Le Général a découvert au Canada anglo-saxon une hostilité des Anglo-Saxons qui le blesse. Les journaux canadiens-anglais réduisent la portée du voyage. The Globe and Mail parle d’un « accueil calme et réservé ». Toronto Telegram d’un accueil « moins qu’enthousiaste ». Canadiens anglais, ne vous inquiétez pas, le Président français rend visite à Clochemerle. Ce comportement de la presse le conforte évidemment dans sa résolution.

Les mots qu’employait le Général entre nous depuis 5 ans comme une vérité d’évidence, il les fait éclater au grand jour sous les acclamations populaires : « Vous souhaitez vous affranchir, nous ne pouvons que vous encourager ». « Comment ne favoriserions-nous pas votre résolution à vous affirmer et à vous émanciper ? »

« Vive le Québec libre ! »

Au journal télévisé, images fortes du Général au balcon de l’Hôtel de Ville de Montréal. Le plus frappant c’est d’entendre et de voir l’enthousiasme de la foule et celui de l’orateur se répondre et entrer en résonance.

« Vive le Québec libre ! » Le cri de ce soir n’a rien ajouté au message qu’il a égrené pendant les deux jours précédents – à savoir que la France accorde sa caution à la volonté des Québécois de disposer d’eux-mêmes. Mais l’association de termes en eux-mêmes anodins, Québec et libre, dégage une énergie extraordinaire. Quatre mots lancés à la foule ont créé une onde de choc qui se répercute sur tout le Canada et dans le monde entier.

Montrer du doigt l’hégémonie américaine autant que l’hégémonie soviétique, dénoncer les États-Unis à Phnom-Penh, c’était déjà audacieux. Pourtant, il n’était jamais allé aussi loin qu’en allant aux portes des États-Unis encourager les Québécois à desserrer le corset culturel et économique dans lequel leurs puissants voisins anglo-saxons les étouffe.
 
Il a effectué le geste réparateur qu’il estimait nécessaire pour compenser deux siècles d’abandon.
 
Dans la presse internationale, le scandale est énorme. Surtout, évidemment, la presse anglophone. Le Times n’hésite pas à écrire : « Il faut nous résigner à supporter les provocations du président de la République française pendant le long et triste déclin de ses facultés. »
 
À l’éclat du cri lancé par le Général s’ajoute l’éclat du voyage écourté. Que le Général n’ait pas accepté qu’on trouve « inacceptable » ce qu’il a dit, c’était cohérent. Pourtant, l’annulation brutale des cérémonies préparées dans la capitale fédérale va donner encore plus d’écho au scandale de la formule.
 
Mais comment le Général ne se serait-il pas décommandé à Ottawa ? Le ministre des Affaires extérieures canadien, Paul Martin, s’était aussitôt décommandé pour le dîner offert par le Général au pavillon français de l’exposition de Montréal.

Montréal, 25 juillet

Lors de la visite du Général à l’exposition, la foule massée reprend en chœur : « Vive le Québec libre ! »

Orly, 27 juillet 1967, 3h30 du matin

L’ensemble de l’aérogare est plongé dans la nuit. L’« isba » [Note : surnom donné au Pavillon d’honneur à Orly destiné à recevoir les membres du gouvernement français ou des gouvernements étrangers ] où nous nous retrouvons est illuminé comme si l’on voulait fêter la circonstance.
 
Pompidou [Note : Premier ministre à l’époque], le premier à saisir le moment où la loyauté à l’égard du Général doit s’affirmer haut et fort, a battu le rappel. Il nous a fait téléphoner à tous par Jobert [Note : il s’agit de Michel Jobert, à l’époque directeur de cabinet du Premier ministre Georges Pompidou ; il deviendra plus tard secrétaire général de l’Élysée puis le dernier ministre des affaires étrangères de Georges Pompidou sous le gouvernement Messmer] ce message : « Il ne faut surtout pas manquer ce retour du Général, malgré l’heure incommode : c’est l’occasion de montrer une solidarité sans faille. »
 
Tous les membres du gouvernement sont là. À une seule exception : Edgar Faure a fait savoir par son cabinet qu’il désapprouvait les propos du Général à Montréal et le manifesterait par son absence. [Note : Le centriste Edgar Faure, souvent caricaturé comme une girouette par ses adversaires de l’époque, avait soutenu le général de Gaulle à l’élection présidentielle de 1965, ce qui lui avait valu son exclusion du Parti radical, mais ce qui lui avait permis de devenir ministre de l’Agriculture du gouvernement Pompidou ]
 
Côte à côte, les ministres échangent leurs impressions.
 
Au moins la moitié, me semble-t-il, sont franchement troublés. Pompidou a simplement l’air de s’amuser. Tel ministre, gouailleur, dit tout haut ce que beaucoup pensent tout bas : « Le Vieux, il ne tourne plus rond. » « Il a perdu la tête ! » dit un autre. « Il a été grisé par la ferveur de la foule », dit un troisième. Plusieurs approuvent : « Il a été gagné par cet accueil délirant. »
 

Photo de l’agence Getty : De Gaulle arrive à 03h30 du matin de Montréal le 27 juillet 1967. Tous les ministres sont là pour l’attendre mais la plupart ricanent dans le dos du chef de l’État : ils n’ont tout simplement pas compris qui était de Gaulle.

 
Et pourtant, il serait bien singulier que le Général se fût laissé emporter par les acclamations populaires. Le 24 juillet 1967, son émotion ne pouvait dépasser celle du 25 août 1944, quand il traversait la foule enthousiaste de Paris libéré et qu’il refusait sèchement de céder aux injonctions de Bidault : il avait décidé de ne pas proclamer la République, puisqu’il l’avait emportée avec lui et qu’elle n’avait jamais cessé d’exister. Il avait décidé de proclamer le Québec libre, puisqu’il estimait que ce peuple n’était plus libre depuis deux cents ans. L’appel à la liberté du 24 juillet n’était pas plus improvisé que l’appel à la résistance du 18 juin. C’était le résultat d’une longue réflexion, transformée en résolution inébranlable.
 
Non loin de nous, d’un côté, quelques membres de l’ambassade du Canada, l’air lugubre et le maintien emprunté ; de l’autre, les membres de la délégation du Québec, rayonnants.
 
Quand le Général arrive, il feint l’étonnement en nous apercevant : « Comment, vous, si nombreux ! Ce n’est pas une heure pour se lever, ou pour ne pas se coucher ! Il ne fallait pas vous déranger à cette heure-ci, ce n’est pas raisonnable ! » Nul doute, cependant, qu’il aurait été affecté si nous ne l’avions pas conforté par notre présence massive.
 

Photo de l’agence Getty : Orly, Pavillon d’honneur, 27 juillet 1967, vers 03h45 du matin. De Gaulle raconte à ses ministres son voyage au Québec. On reconnaît notamment à droite les têtes de Christian Fouchet, ministre de l’intérieur, Pierre Messmer, ministre des armées, André Malraux, ministre de la culture, et,  de trois-quarts dos la silhouette du jeune Jacques Chirac, secrétaire d’État aux affaires sociales.

 
Après nous avoir serré la main individuellement, il nous fait mettre en cercle autour de lui et se met à nous parler comme un maître à ses élèves au cours d’une excursion botanique :
 
« Je me suis rendu au Québec pour aider les Québécois a échapper à leur situation subordonnée. Le Québec s’est réveillé, la France s’est redressée. Il fallait bien que les Français s’éveillent à leur tour à la question québécoise. »
 
« Il est vrai que la presse ne nous aide pas dans ce sens et (dit-il en se tournant vers Gorse [ Note : Georges Gorse, à l’époque ministre de l’information] ) la radio et la télévision non plus, d’après ce qu’on me dit. Enfin, tout ça, ce sont des péripéties. L’essentiel, c’était d’aller au fond des choses : nous y sommes allé. »
 
« Ce voyage a provoqué une sorte de choc. Un choc auquel ni les Canadiens français qui m’accueillaient ni moi-même ne pouvions rien. Un choc élémentaire. Tout le monde en était saisi. On ne pouvait pas se contenter de périphrases. Il ne fallait pas tourner autour du pot. Nous avons dissipé les arrières-pensées. Il fallait répondre à l’appel de ce peuple. Je n’aurais plus été moi même si je ne l’avais pas fait.»