Le mandat d’arrêt européen, ou la répression généralisée

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Kassam est le pseudonyme d’un juriste de 36 ans, résidant en Seine-Saint Denis et adhérent de l’UPR. Ancien membre de la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) puis du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), il explique avoir rejoint l’UPR, il y a 3 mois, parce qu’il juge que notre mouvement « constitue aujourd’hui la seule force politique authentiquement anti-impérialiste ».

M. Lionel Gilberti est un Français anonyme. Ce père de famille, séparé de sa compagne de nationalité allemande, était astreint à lui verser une pension alimentaire. Cependant, privé par son ex-épouse  du droit de voir ses enfants – dont il ignorait jusqu’à l’endroit où ils vivaient -, il a décidé de suspendre le paiement de cette pension afin de protester contre cette situation.

Cet événement pourrait passer pour isolé si le Parlement européen n’était pas saisi de plus d’une centaine de pétitions dénonçant les procédures allemandes en matière de divorce et de garde d’enfant impliquant un parent étranger. Le droit de garde est en effet quasi-systématiquement accordé au parent allemand, que ce soit le père ou la mère, tandis que le parent étranger, mère ou père, voit son droit de visite restreint, voire interdit, au motif qu’il risquerait de commettre un enlèvement…

Seulement voilà. Le 14 octobre 2013, c’est la police française qui est venue enlever notre compatriote afin de le remettre aux autorités allemandes, et cela parce qu’il refusait de verser cette pension alimentaire.

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Loin de moi l’idée de faire du mauvais esprit en affirmant que la police dite nationale est sous l’autorité de Berlin. Nous ne sommes plus en 1940, et il n’est plus nécessaire de recourir à la force armée pour prendre le contrôle de la France. Le droit seul peut suffire. Ce processus est long et laborieux mais très efficace, il s’agit de la prétendue « construction européenne ».

Loin de moi, aussi, l’idée d’approuver, dans l’absolu, le fait qu’un père divorcé refuse de payer la pension alimentaire à son ancienne compagne et à ses enfants. Mais l’affaire dont il est ici question est plus compliquée. Car ce père de famille français, qui n’avait pas pu voir ses enfants depuis plusieurs années, avait naïvement cru qu’en cessant de payer la pension alimentaire en guise de rétorsion, notre pays allait le soutenir pour que justice lui soit rendue.

C’était sans compter le mandat d’arrêt européen. Ce dernier permet à tout État membre de l’UE de demander la remise d’un résident communautaire mis en cause dans une procédure pénale, et cela quelle que soit sa nationalité.

Concrètement, cela signifie qu’en France, il n’est dorénavant plus nécessaire que le Premier ministre signe un décret d’extradition. La procédure entièrement judiciarisée est de fait automatisée : l’État n’est plus en mesure de protéger ses propres citoyens contre l’arbitraire d’un État étranger, même s’ils vivent dans leur propre pays.

Ainsi, l’Union européenne dépouille une fois de plus les États-nations d’un attribut essentiel de leur souveraineté, celui de disposer sur son territoire du monopole de la justice. Il va jusqu’à imposer la remise de ses propres ressortissants.

gilberti-uprPhoto : Propos d’un autre père de famille français, divorcé d’une Allemande, venu soutenir le combat de Lionel Gilberti : « La France veut à tout prix défendre le mythe de l’amitié franco-allemande, qui à mon avis est un mythe parce que ça ne fonctionne qu’à sens unique » [source : reportage sur FR3 Alsace : http://alsace.france3.fr/2013/10/14/lionel-gilberti-cet-alsacien-en-conflit-avec-son-ex-femme-allemande-interpelle-ce-lundi-matin-son-domicile-d-habsheim-337783.html ]

 

Déjà, la Convention européenne relative à l’extradition des États membres de l’Union européenne du 27 septembre 1996 permettait à l’État, saisi d’une demande d’extradition, de livrer ses nationaux en s’appuyant sur le concept flou de « citoyenneté européenne ». Cela revenait à ériger comme dogme l’idée – fausse –  que les États-membres de l’UE partageraient les mêmes standards démocratiques et le même niveau de protection des droits de l’Homme. Mais, à ce stade, le pouvoir politique, en l’occurrence le Premier ministre français, disposait encore de la possibilité de protéger ses ressortissants en refusant de signer le décret d’extradition.

Ce sont les attentats du 11 septembre, survenus aux États-Unis d’Amérique, qui ont servi d’occasion pour faire sauter ce dernier garde-fou en Europe.

Il est permis de souligner que la mise en place du mandat d’arrêt européen illustre ainsi à merveille La stratégie du choc décrite par Naomi Klein. Selon celle-ci, un traumatisme collectif – tel qu’une catastrophe naturelle, un coup d’État ou bien une attaque terroriste – permet aux dirigeants de légitimer des réformes d’envergure et des atteintes aux libertés publiques qu’ils n’auraient jamais pu appliquer sans se heurter à de très puissantes résistances en temps normal.

C’est donc sur la fameuse « lutte contre le terrorisme » que la Commission européenne s’est appuyée afin de rédiger, dès le 19 septembre 2001 – une semaine après les attentats à New York et Washington -, le projet d’une décision-cadre relative au mandat d’arrêt européen. Le texte en fut validé lors du Sommet des chefs d’État et de gouvernement de l’Union européenne à Laeken (Belgique) le 14 décembre 2001, comme s’il s’était agi d’un sujet subalterne ne soulevant ni opposition ni question de principe.

Cet instrument juridique repose sur deux notions qui mettent en lumière la volonté de dépouiller les États-membres de leur souveraineté, tout en mettant en place les outils d’une répression généralisée sur l’ensemble de l’espace européen.

1)     La première notion est celle dite de « l’espace judiciaire » pénal européen : l’UE n’a pas de territoire au sens juridique, seul les États en possèdent. Elle dispose toutefois d’un espace c’est-à-dire d’une zone géographie où des règles communes s’imposent.

2)     La seconde est celle de la « reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires ». Elle implique  qu’une décision prise par une autorité judiciaire d’un État membre s’applique de facto dans tous les États membres.

En d’autres termes, ce mandat d’arrêt abolit les frontières de la répression.

Ne nous y trompons pas : il s’agit bien d’un recul des libertés individuelles qu’orchestre la Commission européenne. Pour preuve, le droit français avait érigé comme principe à valeur constitutionnelle l’interdiction d’extrader un individu accusé d’infraction politique. Ce principe a disparu du droit communautaire au motif que prévaut l’idée de confiance mutuelle entre les États de l’UE.

Le cas de Julian Assange illustre d’une autre manière à quelles fins le mandat d’arrêt européen peut être utilisé, pour ne pas dire instrumentalisé.

Comme on le sait, le fondateur du site WikiLeaks s’est attiré les foudres des autorités américaines pour avoir divulgué des informations considérées comme secrètes par le Pentagone et le Département d’État. Il a par ailleurs fait l’objet d’un mandat d’arrêt européen, émis par la Suède pour être interrogé sur des allégations d’agressions sexuelles qu’il a toujours niées. Se trouvant sur le sol britannique, il s’est alors réfugié dans l’ambassade de la République d’Équateur à Londres, où il a obtenu l’asile politique. Le gouvernement de Quito considère en effet que, s’il forçait Julian Assange à quitter les locaux de l’ambassade sous exterritorialité, celui-ci serait aussitôt extradé par le Royaume-Uni vers la Suède au titre de l’automaticité du mandat d’arrêt européen, puis qu’il risquerait, à terme, d’être extradé de Suède vers les États-Unis. Or, note le ministre des affaires étrangères équatorien, « la situation juridique montre clairement que [dans ce cas] M. Assange ne bénéficierait pas d’un procès juste, pourrait être jugé par un tribunal spécial ou militaire, et il n’est pas invraisemblable de considérer qu’il pourrait être victime d’un traitement cruel et dégradant et se voir condamné à perpétuité ou à la peine de mort ».

La prétendue « confiance mutuelle » qui fonde l’instauration d’un espace judiciaire européen n’a en fait aucune réalité. Tout simplement parce que les 28 États membres ont des intérêts contradictoires, dont les contradictions ne sont bien souvent surmontées qu’en servant des desseins extra européens, et plus précisément américains.

La confiance implique l’honnêteté et la loyauté. Comment peut-on oser invoquer la « confiance mutuelle » alors que l’Union européenne favorise constamment l’intérêt des entreprises multinationales contre celui des peuples, par exemple le dumping fiscal – en abritant en son sein des paradis fiscaux comme le Luxembourg ou l’Autriche -, et le dumping social – en maintenant des écarts de rémunérations abyssaux ?

La dégradation des économies européennes semblant interminable, nul doute que le mandat d’arrêt européen pourrait s’avérer bien utile lorsqu’il s’agira de réprimer les mouvements s’opposant de manière jugée trop virulente aux politiques régressives imposées par Bruxelles et Washington.

Kassam