POURQUOI 2017 POURRAIT VOIR L’EFFONDREMENT DE L’EURO – L’analyse de Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, rejoint à 100% les analyses de l’UPR

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Joseph Stiglitz – que j’ai cité plusieurs fois dans mes conférences sur l’euro – est un très célèbre économiste américain, qui est l’un des fondateurs et des représentants les plus connus du « nouveau keynésianisme ».

En 2001, ce professeur à l’Université Columbia a reçu le “prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel” (souvent appelé, par facilité, le “Prix Nobel d’économie”), pour un travail commun avec George Akerlof et Michael Spence.

Il a acquis une grande notoriété à travers le monde à la suite de ses critiques sévères contre le FMI et la Banque mondiale, critiques qu’il a publiquement formulées peu après son départ de la Banque mondiale en 2000, alors qu’il y avait travaillé comme économiste en chef.

À la veille de la Saint Sylvestre 2016, il a lancé – à son tour, après bien d’autres – , un gros pavé dans la mare des idéologues de l’euro. Comment ? En publiant dans le très chic – et très lu – magazine américain Fortune un article-réquisitoire contre le bilan de quinze ans d’euro, dont le titre se passe de commentaires : Pourquoi 2017 pourrait voir l’effondrement de l’euro.”

Comme les lecteurs le constateront par eux-mêmes, cet article aurait pu être signé par l’un des responsables de l’UPR, tant il confirme, point par point, toutes les analyses faites par notre mouvement politique depuis sa création. À part la conclusion, bien sûr, où Stiglitz indique qu’il faudrait “plus d’Europe” pour sauver l’euro… Mais la fin de l’article indique que lui-même n’y croit plus.

 

Comme cet article est synthétique, qu’il se lit sans difficultés techniques particulières, et comme il est publié dans l’une des plus prestigieuses revues du monde par l’un des plus prestigieux “Prix Nobel d’économie” américain, c’est un article que je suggère à toutes et à tous de faire circuler au maximum.

Nos contradicteurs, cette fois-ci, ne pourront pas balayer ces analyses d’un revers de la main, en nous traitant de “sectaires” ou de “nostalgiques”.

Naturellement, les “grands médias” français sont restés muets sur cet article.

 

François Asselineau
2 janvier 2016

NOTA : la traduction ci-dessous, ayant été réalisée par mes soins, est sujette aux précautions de rigueur.
Le texte d’origine en anglais est disponible ici.

 

 

Pourquoi 2017 pourrait voir l’effondrement de l’euro

Joseph E. Stiglitz

L’Europe ne se porte pas bien. Ce n’est que cette année (2016) que le PIB par habitant de l’ensemble de la zone euro a fini par retrouver ses niveaux d’avant la crise. On lit des communiqués de victoire en Espagne – même si le chômage reste de près de 20% et que le chômage des jeunes est plus du double – simplement parce que les choses y sont meilleures aujourd’hui qu’elles ne l’ont été depuis la crise de l’euro il y a une demi-décennie. La Grèce reste dans une grave dépression. La croissance de la zone euro au cours de la dernière année a atteint un anémique 1,6%, et ce taux est deux fois le taux de croissance moyen de 2005 à 2015. Les historiens parlent déjà de la « décennie perdue » de la zone euro, et il est possible qu’ils écrivent bientôt sur sa « dernière décennie ». [NDT : jeu de mot en anglais entre « lost decade » et « last decade » ].

L’euro a été introduit en 2002, mais les fissures de l’accord monétaire, qui a commencé en 1999, sont devenues évidentes avec la crise financière mondiale de 2008. Les économistes avaient prédit que le test de l’euro se produirait lorsque la région subirait un choc. L’Europe a eu la malchance de faire face à un tel choc venant d’outre-Atlantique si peu de temps après sa création. Vers 2010, la crise de l’euro est devenue totale, avec des taux d’intérêt sur la dette souveraine de la «périphérie» – la Grèce, l’Espagne, l’Irlande et le Portugal – qui ont atteint des niveaux jamais connus. Mais un examen plus approfondi de la zone euro montre des déséquilibres accumulés dès le début – avec de l’argent se précipitant dans les pays périphériques, dans la croyance erronée que l’élimination du risque de change avait en quelque sorte éliminé tous les risques.

Cela illustre l’une des principales faiblesses de la construction de la zone euro : elle reposait sur la conviction que si aucun gouvernement ne gâchait les choses, si chacun maintenait des déficits publics inférieurs à 3% du PIB, une dette inférieure à 60% du PIB et l’inflation en-dessous de 2% par an, le marché assurerait la croissance et la stabilité. Ces pourcentages et les idées sous-jacentes n’avaient aucun fondement, ni théorique ni empirique. L’Irlande et l’Espagne, deux des pays les plus touchés, dégageaient en réalité des excédents budgétaires avant la crise. C’est la crise qui a causé leurs déficits et la dette, et non l’inverse.

L’espoir fut que la discipline budgétaire et monétaire se traduirait par une convergence, permettant ainsi au système monétaire unique de fonctionner encore mieux. C’est le contraire qui s’est produit : il y a eu divergence, les pays riches sont devenus plus riches et les pauvres plus pauvres ; et à l’intérieur de chaque pays, ce sont les riches qui se sont enrichis et les pauvres qui se sont appauvris. Or c’est la structure même de la zone euro qui a conduit à cela, comme c’était prévisible. Le marché unique, par exemple, a facilité la sortie d’argent des banques des pays les plus faibles, obligeant ces banques à contracter des prêts, affaiblissant encore les faibles.

Les économistes qui évaluaient les perspectives d’une monnaie unique il y a un quart de siècle avaient souligné l’importance de disposer d’une mobilité suffisante de la main-d’œuvre et d’un budget commun suffisamment important pour amortir les chocs, ainsi que des similarités économiques suffisante entre les pays. Mais l’euro a enlevé deux des instruments essentiels pour tout ajustement – les taux de change et les taux d’intérêt – et ne les a remplacés par rien. Il n’existait pas d’assurance-dépôts commune, aucun moyen commun de résoudre les problèmes dans le secteur bancaire, et aucun régime commun d’assurance-chômage.

Tout aussi important, ces premières discussions ont ignoré l’importance de la convergence intellectuelle : il existe un fossé énorme dans les perceptions de ce qui favorise de bonnes politiques, notamment entre l’Allemagne et une grande partie du reste de l’Europe. Ces différences ne datent pas d’hier. Elles m’apparaissaient déjà comme évidentes lorsque je présidais le Comité de politique économique de l’OCDE au milieu des années 1990. En tout cas, il y a eu divergence ici aussi. Ainsi, la politique d’austérité – que l’Allemagne pensait devoir procurer rapidement de la croissance – a échoué lamentablement dans quasiment tous les pays où elle a été expérimentée. Les conséquences étaient prévisibles, et elles ont été prédites par les économistes les plus sérieux du monde. De même, bon nombre des réformes structurelles spécifiques ont en réalité affaibli les pays auxquels elles ont été imposées, en réduisant leur taux de croissance et en augmentant leurs déficits commerciaux.

Un énorme déficit démocratique est apparu depuis lors. Les citoyens en Grèce, en Espagne et au Portugal ont tous voté en grand nombre pour les partis opposés à l’austérité. Pourtant, ils ont senti qu’ils n’avaient pas d’autre choix que d’accepter les exigences de l’Allemagne. Les citoyens n’avaient jamais été informés que, lorsqu’ils rejoindraient l’euro, ils devraient abandonner leur souveraineté économique.

L’ambition de l’euro était d’apporter une plus grande prospérité à l’Europe. Et que ceci, à son tour, favoriserait l’intégration économique et politique. L’euro était un projet politique, mais la politique n’était pas assez forte pour créer les arrangements institutionnels qui assureraient le succès. L’euro menant à la stagnation et pire encore, il n’est pas surprenant qu’elle ait conduit à une discorde croissante plutôt qu’à une plus grande solidarité. Aujourd’hui, il semble que l’euro, qui était censé être un moyen de parvenir à une fin, est devenu une fin en soi. Et sa poursuite crée peut-être la menace la plus importante contre le projet européen.

En réponse aux crises répétées, l’Europe a fait des réformes, mais elles l’ont été trop peu et trop tard. Certaines peuvent même être contre-productives : avoir un système de surveillance commune, sans une sensibilité adéquate aux macro-conditions locales et sans assurance de dépôt commune peut en réalité exacerber les divergences. Pendant ce temps, la région a le malheur d’être bombardée à plusieurs reprises par des crises, en particulier la crise des réfugiés. Le taux de chômage dans de nombreux pays est tellement élevé – et au moins en partie à cause de l’euro – et ceux qui cherchent un nouveau futur souhaitant aller où il y a des emplois, tout cela a fait que quelques pays souffrent de la vague de migrants. Et naturellement, les pays où le chômage est élevé résistent à ce que de nouveaux travailleurs viennent en concurrence pour des emplois rares.

L’Europe s’est engagée sur une corde raide, mais le danger de la corde raide c’est qu’il y a une forte probabilité que le funambule finisse par tomber par-dessus bord. Les marchés estiment que le système n’est pas viable à long terme ; les spéculateurs attaquent quand ils sentent l’odeur du sang. L’affirmation du président de la Banque centrale européenne, Mario Draghi, selon laquelle il ferait «tout ce qu’il faut » a fait des miracles – pendant plus longtemps que prévu. Mais c’est un abus de confiance : ça ne fonctionne uniquement que parce que les participants du marché croient qu’il fonctionnera.

Ces forces du marché sont intimement liées à la politique. Les électeurs qui doivent être malheureux – simplement parce qu’ils ont fait si mal depuis si longtemps – ont exprimé leur colère en votant contre les partis centristes de gauche et de droite. Les dissidents sont en ascension.

Peut-être que les dirigeants européens, sentant l’urgence du moment, feront enfin les réformes dans la structure de la zone euro qui permettront à un système de monnaie unique de fonctionner – pour parvenir à une prospérité partagée. Peut-être 2017 sera l’année où la réforme de la zone euro prendra vraiment corps.

Pour que le système de la monnaie unique fonctionne, il faut qu’il y ait plus d’Europe, plus de solidarité. Plus de volonté des pays les plus forts d’aider les pays les plus faibles. Plus de volonté de créer des institutions comme une assurance-dépôts commune et un régime de chômage commun – plutôt que la situation à mi-chemin actuelle, qui n’est tout simplement pas viable. Mais les échecs de la zone euro rendent de telles réformes de plus en plus difficiles. Il est pour le moins aussi probable que les forces politiques aillent dans l’autre sens. Et si tel est le cas, ce n’est peut-être qu’une question de temps avant que l’Europe regarde en arrière l’euro comme ayant été une expérience intéressante et bien intentionnée qui a échoué. Pour les plus grands frais des citoyens d’Europe et pour leurs démocraties.

Joseph E. Stiglitz est professeur à l’Université Columbia, récipiendaire du Prix Nobel de l’économie en 2001, et plus récemment, auteur de L’Euro: Comment une monnaie commune menace l’avenir de l’Europe, W.W. Norton, 2016.