Un par un, les économistes rejoignent discrètement les analyses de l’UPR sur l’euro – par Vincent Brousseau

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Je reporte ici trois informations sorties au cours des derniers jours, en rapport avec les sujets que je traite le plus souvent, à savoir les malheurs de l’euro.

Dans les deux premiers cas, il s’agit de notes d’économistes de banque, qui sont en principe destinées aux clientèles de leurs employeurs, mais qui sont néanmoins disponibles sur internet. Ces économistes de banques s’aperçoivent maintenant de choses et d’évolutions graves dont l’UPR vous informe depuis longtemps.

Le troisième cas est une tribune cinglante publiée par le célèbre Prix Nobel d’économie américain Joseph Stiglitz dans le quotidien français de référence dans le monde des affaires. Une tribune dont le titre est éloquent : « Le gouffre qui menace d’engloutir la zone euro ».

Le fait que nous ne soyons plus tout à fait les seuls à expliquer que l’euro est une monnaie en sursis – dont l’éclatement inéluctable risque de provoquer des conséquences graves – nous procure une certaine satisfaction intellectuelle. Mais elle nous procure surtout beaucoup d’irritation devant le temps perdu et devant l’occultation délibérée de ce sujet décisif par les dirigeants des autres partis politiques et par les grands médias de masse télévisés et radiophoniques.

Maintenue dans l’ignorance de ce qui se passe en vrai, une grande partie de la population française est encore convaincue que sortir de l’euro au plus vite serait impossible et déraisonnable. C’est en réalité le contraire exact qui est vrai : rester dans l’euro constitue le péril majeur pour leurs économies, leur niveau de vie et leurs retraites !

 

1) Un économiste allemand et pro-euro qui travaille chez Natixis vient de s’aviser de la possibilité de ce que l’UPR a appelé la “sortie furtive”

Je rappelle à ceux qui m’ont lu, et je signale aux autres, qu’existe une sorte de projet d’aspect bien innocent, bien ennuyeux et bien technique, mais dont l’intention réelle est d’en finir avec l’euro.

J’ai surnommé ce projet « sortie furtive ». Il a été porté sur les fonts baptismaux il y a six ans par le président de la Bundesbank. Il a connu plus récemment un regain d’attention, en raison du support d’économistes (tous des Allemands).

Il consiste à introduire une « collatéralisation » des dettes Target, ce qui veut dire – en clair – que la constitution de toute dette supplémentaire (pour une banque centrale déjà en négatif) exigerait le dépôt d’une garantie de nature prédéfinie (vraisemblablement, le dépôt de titres obligataires appartenant à une liste préétablie, ou encore – mais j’y crois moins – le dépôt d’or ou de devises).

L’objectif, inavoué autant que cauteleux, est d’amener à des situations où certains transferts Target, du Sud vers le Nord, seraient refusés. Pour plus de détails, on se reportera à l’article du 25 octobre 2017 et aux deux précédents qui y sont cités.

Or, le 29 juin 2018, soit huit mois après l’article de l’UPR, c’est l’économiste Dirk Schumacher, travaillant pour Natixis, qui écrit :

« Ein weiterer signifikanter Anstieg würde möglicherweise den politischen Druck, Änderungen am Target2-System vorzunehmen, zum Beispiel Zahlungen mit Sicherheiten zu unterlegen, deutlich erhöhen. […], würde ein solcher Vorschlag von Seiten der deutschen Regierung oder der Bundesbank als klares Misstrauensvotum gegenüber der langfristigen Stabilität der Währungsunion interpretiert werden.  »

Traduction en français :

Une autre augmentation significative [des Targets] pourrait accroître la pression politique pour apporter des modifications au système Target 2, par exemple en fournissant des garanties pour les paiements (mot à mot : « paiements assortis de sécurité »). […] Une telle proposition de la part du gouvernement allemand ou de la Bundesbank serait interprétée comme un vote clair de défiance à l’égard de la stabilité à long terme de l’union monétaire.

 

 

Les « garanties pour les paiements » auxquelles fait référence cet économiste sont donc ces titres à apporter en dépôt.

L’auteur semble appartenir au camp européiste (ou peut-être au camp de tous ceux, bien plus nombreux, qui font le dos rond en attendant la suite des événements afin de ne pas nuire à leur carrière…) puisqu’il n’en approuve pas l’idée ; mais ce qui le chagrine, c’est seulement que cela apporterait un signe de défiance (ce qui certes est le cas).

Il ne s’avise pas, ou il ne le dit pas, que le pouvoir destructeur d’une telle mesure va plus loin. Elle amènerait inévitablement des rejets de virement Target, et donc ipso facto la constitution d’un cours parallèle entre euros de tel pays du Sud et euros de l’Allemagne. Ce serait donc la fin de l’unicité de la prétendue « monnaie unique », et en fin de compte le détricotage de toute la construction monétaire européenne. J’en ai largement parlé dans mes trois articles précités, je n’y reviens pas. Mais il vaut de souligner que cette idée maligne effleure maintenant des cerveaux favorables à l’euro, alors que je ne l’avais notée jusqu’alors que chez des esprits « suspects » d’euroscepticisme.

 

2 ) Un économiste français qui travaille chez CPR redécouvre la tragédie que nous avions décrite, et qu’avait de son côté redécouverte le Handelsblatt, selon laquelle une sortie de l’Italie coûterait une somme gigantesque à la Banque de France.

Lors de la campagne présidentielle, et malgré le déluge de sarcasmes et de dénigrement dont l’accablaient les grands médias, François Asselineau a tenté d’alerter les Français sur le risque qu’il y aurait à être dans la zone euro au moment où un gros débiteur en sortirait. La participation de la Banque de France à l’Eurosystème lui vaudrait en effet de devoir supporter une part des pertes induites pour la BCE. À l’époque, nous avions chiffré cette charge à la bagatelle de 100 milliards d’euros, estimation basse, pour la seule sortie de l’Italie.

Plus récemment, des journalistes du grand quotidien allemand Handelsblatt sont arrivés à une conclusion similaire : ils ont estimé à 200 milliards d’euros le coût à payer pour la Banque de France (on ne sait trop pourquoi ils ont évoqué explicitement la Banque de France) en cas de sortie de quatre pays du sud. Ce montant est peu ou prou cohérent avec celui que nous avons estimé à 100 milliards si, seule parmi ces quatre pays, l’Italie sortait. On retrouvera l’exposé de nos analyses et de celles du Handelsblatt dans l’article de l’UPR du 16 avril 2018.

Cette fois-ci, le 27 juin 2018, c’est l’économiste français Bastien Drut, de chez CPR Asset Management, qui écrit :

« À l’époque, des économistes de la BCE avaient insisté sur le fait que si un pays avec un solde TARGET 2 négatif quittant la zone euro “s’avérait incapable de rembourser sa dette TARGET et si celle-ci était considérée non-recouvrable, la BCE devrait la passer en perte […] et elle devrait faire appel à ses actionnaires pour participer à la perte en fonction de leurs poids dans le capital de la BCE.” »

(La phrase se trouve dans le pdf du texte intégral proposé au téléchargement)

 

 

C’est très exactement le mécanisme que nous décrivions, et que décrivait le Handelsblatt.

Drut chiffre le montant de l’addition salée pour la Banque de France en cas de sortie de l’Italie (seule) à 111 milliards.

On retrouve donc tant l’ordre de grandeur trouvé par nous-même que celui trouvé par le Handelsblatt. Cette coïncidence devrait aider le lecteur sceptique à comprendre que nous parlons d’un danger tout à fait réel.

 

3) Le Prix Nobel d’économie américain Joseph Stiglitz met en garde solennellement le public français contre « le gouffre qui menace d’engloutir la zone euro ».

 

Dernier des trois économistes, le célèbre Prix Nobel d’économie (2001) et professeur d’université américain Joseph Stiglitz a publié, le 28 juin, une tribune dans le quotidien français Les Échos pour alerter les lecteurs sur « le gouffre qui menace d’engloutir la zone euro ».

Comme il s’agit d’un texte grand public, je laisse nos lecteurs le soin de le lire sans y ajouter de commentaire technique explicatif particulier. Tout ce qu’écrit le prix Nobel d’économie de 2001 ressemble à s’y méprendre aux analyses que publie l’UPR depuis onze ans. À une différence de taille près : Joseph Stiglitz crédite Emmanuel Macron d’avoir de bonnes propositions pour tenter de sauver l’euro, et il impute à l’Allemagne et aux pays du nord de l’Europe la responsabilité de conduire la monnaie européenne à l’explosion.

En présentant les choses ainsi, le professeur d’économie américain oublie – ou fait semblant d’oublier – que le vice congénital et rédhibitoire de l’euro est d’être la monnaie de 19 États et de 19 peuples différents. 19 États dont les tissus économiques (agriculture, industrie, services), le niveau de compétitivité, le taux de prélèvements obligatoires, les contraintes énergétiques, la situation géographique, etc. sont radicalement différents. 19 peuples dont les traditions politiques et syndicales, le degré de consensus social, la langue, la vision du monde, sont tout autant radicalement divergents.

Dès lors, louer les envolées lyriques et utopiques de M. Macron et blâmer le réalisme de Mme Merkel et de ses voisins du nord, c’est très exactement refuser de voir le problème central et c’est imaginer que le problème que l’on prétend résoudre est déjà résolu.

Comme l’explique François Asselineau depuis plus de six ans dans sa conférence sur “La tragédie de l’euro”, toute l’histoire monétaire du monde enseigne qu’une monnaie ne peut durablement exister que si ceux qui l’utilisent éprouvent entre eux un sentiment naturel de solidarité financière, et que les zones riches acceptent de subventionner continuellement les zones pauvres. Et que cela suppose nécessairement l’existence d’un peuple, partageant une histoire commune depuis des siècles.

 

Depuis 2012, François Asselineau explique dans sa conférence sur “La tragédie de l’euro” pourquoi la monnaie européenne ne marche pas et ne pourra jamais marcher. Une analyse qui n’a jamais été démentie par les faits et qui permet à tout un chacun de comprendre ce qui se passe.

 

Le problème décisif de l’euro, c’est que, malgré les propos enflammés et chimériques des idéologues de l’européisme depuis 60 ans, il n’existe toujours pas de “peuple européen”. Et les derniers événements survenus avec la “crise des migrants” prouvent que la survenue de ce “peuple européen” est plus invraisemblable que jamais.

Ni Angela Merkel, ni Emmanuel Macron, ni Joseph Stiglitz, ni personne, ne pourra parvenir à ce que les Allemands, mais aussi les Néerlandais, les Luxembourgeois ou les Finlandais, acceptent de payer ad vitam aeternam les dettes et des déficits des Grecs, des Italiens, des Espagnols ou des  Français… Point à la ligne.

 

CONCLUSION : Un début de prise de conscience encore timide et trop tardif

Que retirer de ces trois articles parus à peu près au même moment dans les derniers jours de juin et émanant de trois économistes appartenant à trois pays différents ?

Un constat : nos analyses sont progressivement redécouvertes par des gens avec lesquels nous n’avons aucune connexion, et dont on peut penser, en tout cas pour les auteurs germanophones, qu’ils n’ont jamais eu l’occasion de nous lire. On n’en est pas encore à les trouver sur TF1 et BFMTV, mais elles font de fugitives apparitions dans des médias moins grand public et spécialisés sur les questions économiques, financières et monétaires.

Ainsi, le temps révèle tout.

Certes, pendant un temps, ce sont les lecteurs de l’UPR qui ont eu vent de ces questions qui n’étaient évoquées nulle part ailleurs.

Bruno Bertez écrivait d’ailleurs début juin : « L’analyse technique de Target 2 est complexe, mais les Allemands le connaissent bien, ils l’ont compris depuis longtemps alors que les autres citoyens européens, sauf les Asseliniens  n’y ont jamais rien compris. »

 

 

Mais en somme il suffisait d’attendre. Les “Asseliniens” n’ont plus le strict monopole du sujet, et c’est une bonne nouvelle.

Reste que cette prise de conscience est bien tardive. Il est évidemment dommage que l’élection présidentielle se soit jouée sur les costumes de M. Fillon et le slogan “Pensez printemps les amis !” des communicants de M. Macron plutôt que sur une juste appréciation de la gravité de la situation et des risques énormes qu’elle fait courir à notre pays, au niveau de vie et à l’épargne de ses habitants.

Il est à craindre que les Français n’aient à en payer le prix fort.

 

Vincent BROUSSEAU
5 juillet 2018