=== HISTOIRE DE FRANCE === Deux interventions inédites de Charles de Gaulle – 1/2 – « ON NE FAIT PAS LE 18 JUIN SANS LE MALHEUR. C’EST UN FAIT, JE N’Y PEUX RIEN. » 8 novembre 1953

Lecture : 16 min

Deux interventions inédites du Général de Gaulle

N° 1 – « ON NE FAIT PAS LE 18 JUIN SANS LE MALHEUR. C’EST UN FAIT, JE N’Y PEUX RIEN. » 8 novembre 1953

——————————————-

Éric Branca, membre du Conseil d’administration de la Fondation Charles de Gaulle, vient de publier deux intéressantes interventions inédites de Charles de Gaulle sur le site de la Fondation Charles de Gaulle : http://www.charles-de-gaulle.org/blog/2020/03/28/lettre-dinformation-n3-enregistrements-exceptionnels-du-general-de-gaulle/.

Ces deux interventions ont été faites par le fondateur de la France Libre pendant sa “traversée du désert” (période ainsi décrite entre son départ du pouvoir en janvier 1946 et son retour en mai 1958).

La première de ces deux interventions a été prononcée le 8 novembre 1953, lors de la réunion des délégués départementaux du RPF (le “Rassemblement du peuple français”, qui se revendiquait du “gaullisme”).

Pour bien la comprendre, un bref rappel historique est nécessaire.

Rappel historique.

Créé par le général de Gaulle en 1947, le RPF avait fait son entrée à l’Assemblée nationale lors des élections de 1951. Il y avait obtenu un succès électoral (21,76 %), limité par le système électoral des apparentements, et était devenu la première force politique du pays, avec 121 députés. Opposé à la IVe République, il n’avait pas pu empêcher la constitution d’une coalition dite de “Troisième force” rassemblant une partie de la gauche, du centre et de la droite : SFIO-MRP-CNI-RGR. C’était une sorte de “En Marche” de l’époque.

Du coup, le RPF s’était retrouvé dans l’opposition et, comme le PCF, considéré comme extrémiste et infréquentable par les autres partis politiques.

Lors d’une crise ministérielle survenue en janvier 1952, Jacques Soustelle, président du groupe RPF à la Chambre des députés, avait été néanmoins pressenti par le président de la République Vincent Auriol pour prendre la présidence du Conseil (équivalent de Premier ministre sous la IVe République). Mais Soustelle avait dû renoncer à cette proposition, à la suite de l’injonction du général de Gaulle qui refusait toute compromission avec le régime de la IVe République, qualifié de “régime des partis”, qui avait profondément nui à l’autorité de l’État, mis la France dans un état de sujétion vis-à-vis des États-Unis et de l’OTAN, et qui avait lancé la “construction européenne”.

A la suite de ce refus, qui contribua à l’isolement du RPF, des dissensions se formèrent entre les députés fidèles à la stratégie du général de Gaulle et ceux qui souhaitaient se rapprocher des partis de droite traditionnels, pro-américains et pro-Europe.

Le 6 mars 1952, les dissensions au sein du groupe débouchèrent sur une scission. 27 députés RPF votèrent l’investiture du Gouvernement Antoine Pinay, contre l’avis du général de Gaulle. Ils furent alors exclus et de Gaulle les critiqua en disant qu’ils étaient “allés à la soupe”.

En juillet 1952, 45 députés RPF supplémentaires rompirent avec le mouvement gaulliste. Et l’année suivante, le 6 mai 1953, Charles de Gaulle rendit leur liberté aux parlementaires après le résultat des élections municipales où le RPF avait perdu la moitié de ses suffrages et plusieurs des villes conquises en 1947.

C’est dans ce contexte qu’intervient cette prise de parole de de Gaulle du 8 novembre 1953 et que l’on vient tout juste de retrouver dans des archives oubliées.

L’Homme du 18 juin 1940 explique sa stratégie.

Il constate qu’en 1953, la France est un pays “très fatigué, très las, très détruit, dégoûté”, “épuisé jusqu’au fond de lui-même”. Il ajoute qu’il “ne faut pas compter sur le grand élan” salvateur pour redresser le pays car cet élan ne peut se produire que sous l’effet de “la peur”.

Il précise que, néanmoins, beaucoup de Français sont mécontents de constater la déliquescence de l’État, tombé dans les mains de coteries politiciennes, et mécontents de l’affaiblissement international de la France.

Sentiment général que de Gaulle résume ainsi :

“Il n’en est pas moins vrai qu’à force de n’avoir pas d’État, à force de n’avoir pas de politique, à force d’être inexistant dans le monde au point de vue général, la France finit par trouver que c’est incommode et ça l’embête. On commence à trouver que vraiment c’est pas ça, que ça ne marche pas, qu’on pourrait être dindonné par tout le monde, etc. Enfin, on est assez contrariés. On n’est pas à son aise. Je ne dis pas qu’on ait peur, on n’a pas peur encore. Mais enfin, on n’est pas à son aise. Voilà quelle est la situation moyenne, je suis sûr que vous êtes de mon avis, sur notre pays, à l’heure qu’il est.”

De Gaulle explique ensuite que la pire des choses serait de se fondre dans le système, en participant à des combinaisons politiciennes et au gouvernement. Le RPF y perdrait alors sa raison d’être puisqu’il cautionnerait le régime de la IVe République et deviendrait ainsi co-responsable de l’affaiblissement de l’État et de la vassalisation de la France.

Et le fondateur de la France Libre dit en substance qu’il faut tenir bon sur ses positions, en attendant que l’Histoire présente l’occasion. Il le dit dans ces termes :

” Le pays à l’heure qu’il est ne partira pas vers les sommets tout seul, il n’en aura pas l’idée, il n’en a pas l’instinct et il n’en a pas l’envie. Par conséquent, c’est seulement le trouble, l’ennui, les douleurs, les inquiétudes qui peuvent créer l’occasion. Cette occasion, si elle se présente, sous la forme d’une ambiance, alors là il faut la saisir.”

———

Comme on le sait, Charles de Gaulle reviendra au pouvoir en mai 1958, 4 ans et demi après cette déclaration, à la faveur de la situation en Algérie en train de dégénérer en guerre civile.

La description qu’il fait de la France de 1953 et sa volonté de rester, quoi qu’il arrive, le plus farouche opposant au système et son refus de toute compromission avec ce système jusqu’à ce qu’un événement vienne complètement bouleverser la donne, sont particulièrement intéressantes à relier en ces jours catastrophiques du printemps 2020.

FA
05/04/2020
———-

L’intervention de Charles de Gaulle du 8 novembre 1953

Elle peut être écoutée ici : http://www.charles-de-gaulle.org/wp-content/uploads/2020/03/1953_11-12_On-ne-fait-pas-le-18-juin-a-froid.mp3

Le texte de cette intervention est reporté ci-après :

———————

« La première chose à faire est de changer le régime.

Nous avons essayé de changer de régime par une opération intérieure au régime. Nous avons essayé de ramasser l’électeur, de faire élire des gens que nous considérions comme plus ou moins à nous en pensant que s’ils étaient assez nombreux, eh bien ! se sentant assez nombreux dans les assemblées, c’est-à-dire vainqueurs, ils accepteraient de rester fidèles et que par conséquent on changerait le régime.

En effet, ça a failli se produire. Ça ne s’est pas produit parce que les circonstances ne nous ont pas favorisés. Pour ce mouvement-là, que nous avions lancé en 47, il fallait un moteur élémentaire dans le pays. De Gaulle a fait ce qu’il a pu mais ça ne suffit pas.

De Gaulle n’est, comme tout ce qui traverse le monde, que quelque chose en fonction d’une occasion. Cette occasion, pour la susciter, pour qu’elle se révèle, pour qu’elle s’impose, eh bien ! il faut une grande peur ou alors un grand élan.

Évidemment, notre pays d’aujourd’hui n’a pas de grands élans. Il est très fatigué, il est très las, il est très détruit, il est dégouté, il lui manque des tas de choses, il est épuisé jusqu’au fond de lui-même. Il ne faut pas compter sur le grand élan.

Nous avons eu des périodes de notre histoire où la France était un pays de grands élans ; il se produisait de temps en temps un grand élan national et alors on faisait une grande chose, quelquefois d’ailleurs une grande bêtise, mais c’était toujours quelque chose de considérable, de monumental, de gigantesque et de formidable. Ça s’appelait les croisades, ça s’appelait les frontières naturelles, ça s’appelait la révolution française, ça s’appelait toutes espèces de choses comme ça, ça s’appelait même l’Union française.
Bien ! Il n’y a pas de grand élan à l’heure qu’il est et il ne faut pas en attendre. Le pays est trop las. Mais il reste la trouille.

Alors ceci s’est produit en 47, ça s’est produit aussi d’ailleurs pendant la guerre ; c’est ce qui nous a permis de faire la Résistance et finalement de l’emporter parce qu’à la fin des fins, les gens en avaient assez d’être malheureux avec les Boches n’est-ce-pas. Alors la Résistance a augmenté suffisamment pour qu’on finisse dans la victoire. En 47, ils avaient la trouille ; ils avaient la trouille des communistes, tout le monde le sait bien. Alors de Gaulle est arrivé et a dit : « Allons, rassemblons-nous » et on s’est rassemblé suffisamment pour empêcher les communistes de passer. On ne s’est pas rassemblé suffisamment pour réparer tout ce qu’il fallait réparer et changer le régime mais enfin on s’est, comme je le disais au début, rassemblé suffisamment pour empêcher le pire.

Bon ! Alors maintenant, les communistes, on n’en a pas très peur ; ils sont vraiment assez relégués, etc., il y a d’autres incommodités et on est comme ça entre le zist et le zest mais il n’en est pas moins vrai qu’il n’y a toujours pas d’État, que le régime est toujours incapable et que, par la force des choses, quelle que soit la capacité d’inertie de ce pays, quelle que soit sa routine, quelle que soit son habileté individuelle au débrouillage, il n’en est pas moins vrai qu’à force de n’avoir pas d’État, à force de n’avoir pas de politique, à force d’être inexistant dans le monde au point de vue général, la France finit par trouver que c’est incommode et ça l’embête.

On commence à trouver que vraiment c’est pas ça, que ça ne marche pas, qu’on pourrait être dindonné par tout le monde, etc. Enfin, on est assez contrariés. On n’est pas à son aise.

Je ne dis pas qu’on ait peur, on n’a pas peur encore. Mais enfin, on n’est pas à son aise. Voilà quelle est la situation moyenne, je suis sûr que vous êtes de mon avis, sur notre pays, à l’heure qu’il est.

Dans cette situation-là, nous qui sommes les gens qui voulons remettre la France en route et qui, d’abord, voulons changer son régime, quelle position pouvons-nous prendre et devons-nous prendre et quelle action devons-nous exercer ?

L’action que nous avons tâché d’exercer à partir de 47 qui était l’action électorale et parlementaire, à l’heure qu’il est, elle ne vaut rien, elle ne nous donne rien et elle ne fait, si nous la poursuivions et si nous continuions à nous incorporer avec elle, à nous identifier avec elle, elle ne fait que nous perdre.

Voilà la réalité à l’heure qu’il est. Elle ne fait que nous perdre, pourquoi ? Parce qu’elle nous engage dans un régime où nous ne sommes pas grand-chose, où nous ne sommes forcément d’abord que des ennemis même quand ils prennent des portefeuilles. Ils ne le font que comme ça n’est-ce-pas ; on ne se fie pas à eux ou si on se fie à eux c’est qu’ils nous ont quittés. Par conséquent, nous ne pouvons être dans le régime que des gens qui n’en sont pas.

Dès lors, le régime ne peut pas nous appartenir suffisamment pour que nous le changions. Et inversement, l’inconvénient de nous y mettre, même par personnes interposées, c’est qu’alors nous prenons à notre compte l’impuissance du régime, nous y participons, nous n’en sommes qu’un élément et nous avons l’air d’être comme les autres, c’est-à-dire une espèce de MRP ou une espèce de parti socialiste, ou une espèce de parti radical, des types qui font carrière, qui peuvent d’ailleurs ne pas être inutiles aux électeurs, qui rendent des services, qui font les commissions, etc, mais qui, au point de vue national, sont totalement impuissants et totalement inexistants.

Alors, voilà ce que nous sommes et serions si nous étions un élément du régime comme les autres sont un élément du régime.

Moi, je m’y refuse absolument et le Rassemblement n’a aucune espèce de raisons, au contraire, d’être cela. Il a toutes les raisons de n’être pas cela du tout.

Alors ça produit des inconvénients, bien sûr ! Étant donné que nous étions partis pour une certaine opération électorale et politique et que nous n’avons pas pu la faire et que dès lors il va y avoir des remous et y a des remous – et y a déjà longtemps qu’il y en a d’ailleurs – entre ceux qui se sont précipités dans le régime et qui veulent absolument y faire leur place et s’y épanouir et puis le Rassemblement qui lui ne le veut pas, forcément il y a des déchirements, il y en a déjà eu et il y en aura probablement encore et puis moi je n’y peux rien et puis en dernier ressort ça m’est égal. Voilà !

Par conséquent, voilà la situation au point de vue du Rassemblement par rapport au régime. Nous ne sommes pas du tout dans le régime et maintenant que nous n’avons pas réussi à fiche le régime par terre par l’intérieur de lui-même et bien nous ne sommes rien dans le régime et nous ne connaissons pas le régime et nous ne nous mêlons pas du régime. Voilà ! Ce qu’il faut être bien capable de comprendre et ce qu’il faut être capable de représenter et d’affirmer.

Alors, ceci étant, qu’est-ce que nous pouvons faire ?

Eh bien voilà ce que nous pouvons faire. Nous sommes des gens, comme nos militants, qui attendons l’occasion. Ne nous le dissimulons pas, c’est ça. Nous attendons l’occasion et je vous ai dit ce qui peut faire naître l’occasion.
Il n’y a pas autre chose qui puisse faire naître l’occasion que le malheur, que l’inquiétude, que le trouble et que le dégoût.

Il n’y a pas autre chose, il ne faut pas nous illusionner. Le pays à l’heure qu’il est ne partira pas vers les sommets tout seul, il n’en aura pas l’idée, il n’en a pas l’instinct et il n’en a pas l’envie.

Par conséquent, c’est seulement le trouble, l’ennui, les douleurs, les inquiétudes qui peuvent créer l’occasion. Cette occasion, si elle se présente, sous la forme d’une ambiance, alors là il faut la saisir. Je la saisirai, je vous le promets.

Sera-ce une occasion électorale, ce n’est pas absolument impossible. Il peut arriver une période d’angoisse générale, d’ennui général, d’inquiétude générale, dans laquelle on puisse faire une opération électorale. Je ne dis pas que ce sera identiquement la même que celle de 47, ce sera peut-être une opération fort différente, mais ce sera de toute façon une opération destinée à nous mettre au pouvoir, à me mettre au pouvoir pour changer le régime.

Bien. Cette occasion peut être également toute différente. Elle peut être un coup de chien. C’est tout à fait possible et il est possible que nous soyons amenés à faire un coup de chien. Lequel coup de chien peut tout à fait réussir dans une ambiance, vous me comprenez. Et pas du tout quand il n’y a pas d’ambiance. On ne fait pas le 18 juin sans le malheur.

C’est un fait, je n’y peux rien. On ne fait pas le 18 juin à froid, ça n’existe pas. Ce sont des blagues. Par conséquent, on peut faire toutes sortes de choses quand l’ambiance s’y prête et à ce moment-là, bien sûr ! »
Réunion des délégués départementaux du RPF, le 8 novembre 1953

Source : http://www.charles-de-gaulle.org/blog/2020/03/28/lettre-dinformation-n3-enregistrements-exceptionnels-du-general-de-gaulle/.