Brexit : une analyse intéressante d’un universitaire irlandais classé à gauche : « la gauche et l’Europe »

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Article d’Anthony Coughlan, publié dans le magazine Village Magazine, Dublin, septembre 2015.

À propos de l’auteur

Anthony Coughlan est un universitaire irlandais radicalement opposé à l’intégration européenne. Économiste, il a été maître de conférences émérite en politique sociale au Trinity College à Dublin. Il dirige la “National Platform for EU Research and Information Centre”, un organisme qui produit de la documentation critique rigoureuse sur les questions européennes.
Fermement attachée à l’indépendance nationale et à la démocratie, la “National Platform” est, comme l’UPR, membre de la Coordination d’Athènes ( cf. https://www.upr.fr/…/le-colloque-dathenes-sacheve-par-la-cre… ).

Commentaires introductifs

Alors que la gauche française refuse bec et ongles de proposer de sortir de l’UE pour commencer à porter remède au désastre sans fin dans lequel s’enfonce la France, Jean-Luc Mélenchon s’est fait une spécialité, depuis plusieurs semaines, d’esquiver toute question sur sa position vis-à-vis du Brexit.

Ce représentant de la prétendue “gauche radicale” à la française, – qui n’est que le clone du Grec Alexis Tsipras de Syriza et de l’Espagnol Pablo Iglesias de Podemos -, est parvenu à ce que personne ne sache clairement ce qu’il voterait au référendum du 23 juin s’il était Britannique. Tout en approuvant l’existence du référendum et en déclarant son intérêt pour ce qui se passerait si le Royaume-Uni votait pour la sortie de l’UE, il s’est toujours gardé d’indiquer ce qu’il voterait… En termes de techniques manipulatoires, c’est du grand art !

Dans ces conditions, la lecture de cet article d’Anthony Coughlan prend un intérêt tout particulier pour nos lecteurs, tout spécialement pour nos adhérents et sympathisants de sensibilité de gauche, qui sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à rallier l’UPR.

Cet article peut être lu dans sa version originale en anglais sur le site de la “National Platform”.

Il a été repris sur le site de “Campaign for an independent Britain”

La traduction en français a été effectuée par le service de traduction de l’UPR, que je remercie au passage en notre nom collectif.

FA
20 juin 2016

left-and-europe

 

« LA GAUCHE ET L’EUROPE»
Anthony Coughlan

L’Union européenne a toujours mis en difficulté la gauche politique, qu’elle soit sociale-démocrate, communiste ou trotskyste.

 

En effet, « l’intégration » supranationale propre à l’UE pose avec force la question de l’indépendance et de la démocratie nationales, ce que beaucoup à gauche trouvent embarrassant. Ils préfèrent se concentrer sur les problèmes économiques, de peur, s’ils abordent des sujets politiques comme l’indépendance nationale, de se retrouver du même côté que la droite. Il leur est pénible de se confronter à de tels sujets en raison de leur sectarisme politique.

 

L’UE transfère une myriade de fonctions gouvernementales du niveau national, où elles étaient traditionnellement sous le contrôle de parlements et de gouvernements démocratiquement élus, au niveau supranational, où les bureaucrates de la Commission européenne ont le monopole de l’initiative des lois et où la technocratie règne. La gauche doit-elle soutenir ce processus ou s’y opposer ?

 

La position socialiste classique est claire. Elle est que les gens de gauche doivent éviter « l’économisme » et doivent chercher à être à l’avant-garde des questions politiques aussi bien qu’économiques. Ils se placent ainsi dans la meilleure position pour remporter l’hégémonie politique dans leur propre pays et pour appliquer des mesures économiques de gauche en temps voulu, quand leur peuple les désire.

 

Marx et Engels considéraient comme acquis le fait que le socialisme ne pouvait être atteint que dans des États nationaux indépendants.

 

Dans le “Manifeste du Parti communiste” de 1848, ils écrivaient : « Bien qu’elle ne le soit pas dans son essence, mais seulement dans sa forme, la lutte du prolétariat contre la bourgeoisie est dans un premier temps une lutte nationale. Le prolétariat de chaque pays doit, bien entendu, tout d’abord régler ses comptes avec sa propre bourgeoisie. » Ils encourageaient l’indépendance de l’Irlande de la Grande-Bretagne. Engels a écrit à son ami Kugelman : « Il y a deux peuples opprimés en Europe, les Irlandais et les Polonais, qui ne sont jamais autant internationaux que quand ils sont les plus nationaux. »

 

Leur disciple irlandais, James Connolly, a montré par sa pratique politique, en s’alliant lui-même avec les démocrates radicaux du IRB [Irish Republican Brotherhood, ou « Fraternité républicaine irlandaise » : nom d’une organisation révolutionnaire secrète] pendant l’insurrection de Pâques 1916, qu’il considérait la fondation d’un État irlandais pleinement indépendant comme un prérequis à l’accomplissement des mesures socialistes qu’il défendait. Alors qu’il attendait son exécution, Connolly formait des conjectures sur la façon dont la presse socialiste internationale interpréterait la rébellion de Dublin : « Ils ne comprendront jamais pourquoi je suis ici. Ils vont tous oublier que je suis un Irlandais. »

 

En dehors de l’Europe, l’idée que la gauche se doit d’être le principal défenseur de la souveraineté nationale est considérée comme allant de soi.

 

La force du communisme dans des pays asiatiques comme la Chine ou le Vietnam repose sur son identification au nationalisme. L’attrait que suscite la gauche dans les pays d’Amérique latine repose en grande partie sur l’opposition de celle-ci à l’impérialisme yankee.

 

Il n’y a qu’en Europe que tant de militants de gauche considèrent la défense de l’intérêt national face à l’intégration européenne comme « de droite », et donc réactionnaire par définition.

 

Cela est principalement dû au fait que les principaux pays d’Europe occidentale – la France, l’Allemagne, la Grande-Bretagne, l’Espagne, l’Italie, etc. – étaient tous des puissances impériales de leurs temps, et, historiquement, leurs principaux mouvements ouvriers se sont identifiés à cet impérialisme et à ses applications coloniales. En dépit d’exceptions louables, mais marginales, les mouvements ouvriers nationaux ont soutenu leurs bourgeoisies respectives au moment de partir en guerre les uns contre les autres lors des deux conflits mondiaux.

 

Dans la seconde moitié du XXe siècle, le capital transnational est devenu prédominant par rapport au capital national dans le monde développé. En Europe continentale, les sociaux-démocrates ont alors basculé vers un soutien au capital transnational européen, en défendant son principal projet politique : la construction d’une puissance supranationale, l’UE et la zone euro, dans laquelle les principes capitalistes classiques du “laissez-faire” [ en français dans le texte ] – liberté de circulation des biens, des services, du capital et de la main-d’œuvre – auraient pour la première fois de l’histoire la force d’une loi constitutionnelle.

 

En Grande-Bretagne et en Irlande, les travaillistes ont protesté dans un premier temps. La tradition politique en Grande-Bretagne est que toutes les questions majeures de politique nationale sont décidées à l’intérieur du parti tory [le Parti conservateur], le reste de la société tenant un rôle secondaire.

 

Rejoindre la CEE [Communauté économique européenne] était devenu le but principal de la politique des conservateurs à partir de 1961. La gauche travailliste s’est initialement opposée à cela, à l’instar du Parti travailliste irlandais qui a combattu l’entrée de l’Irlande dans la CEE lors du référendum sur son accession en 1972. Sous la direction de Michael Foot, les travaillistes défendirent le retrait du Royaume-Uni de la CEE lors des élections législatives de 1983.

 

En 1988, à l’époque où Margaret Thatcher était à Downing Street, le président de la Commission, Jacques Delors, un socialiste français, a courtisé le TUC [ Trades Union Congress, principale confédération syndicale du Royaume-Uni ] à Blackpool, et l’ICTU [ Irish Congress of Trade Unions, unique confédération syndicale d’Irlande ] à Malahide, et leur a promis une législation bruxelloise favorable aux ouvriers, qu’ils n’obtiendraient jamais dans leurs pays.

 

Les leaders syndicaux ont alors embrassé l’« Europe sociale », et la plupart des travaillistes leur emboîtèrent le pas, devenant dans certains cas les missionnaires du grand « projet ». Alors que, au cours des dernières années, les inconvénients de l’UE et de l’Eurozone sont devenus évidents, l’euroscepticisme a commencé à croître à droite. Maintenant, certains, à gauche, commencent à suivre le même mouvement, en Europe du Sud et peut-être aussi en Grande-Bretagne.

 

En France et en Italie, le rôle central des communistes dans la Résistance pendant la guerre et en conséquence leur affiliation au sentiment national ont fourni à ces pays des partis communistes de masse pendant trois décennies après la Seconde Guerre mondiale. Un facteur clé dans le déclin ultérieur de ces partis a été leur adhésion à la CEE dans les années 1970 et 1980, avec pour dogme « l’eurocommunisme ».

 

En France, cette volte-face était nécessaire pour permettre à des ministres communistes de rejoindre le gouvernement socialiste de François Mitterrand en 1981. Je me souviens de l’historien travailliste Desmond Greaves qui fit cette remarque à l’époque : « Cela va ranimer le fascisme en France. » C’était avant que qui que ce soit n’entende parler de Le Pen. Le Parti communiste français, qui avait un quart des sièges à l’Assemblée nationale française en 1956, n’en a aujourd’hui plus que 2 %. Beaucoup d’anciens communistes des classes ouvrières françaises votent maintenant pour le Front national.

 

Les gens de gauche de tendance trotskyste tendent à être partisans du supranationalisme de l’UE comme « objectivement progressiste », tout en stigmatisant comme nationaliste et « de droite » le souci de la souveraineté nationale. Cela ramène à la fameuse dispute entre Staline et Trotsky dans les années 1920, où la question était de savoir s’il était possible de construire le socialisme dans un seul pays, comme Staline le pensait, ou si cela nécessitait une transformation plus globale, une révolution mondiale, comme Trotsky le soutenait.

 

L’UE est supposée offrir un terrain plus propice au socialisme, car elle est à la fois plus grande et transnationale, même s’il est difficile de voir comment des restrictions sur le capital de type socialiste pourraient provenir d’une entité dont l’un des principes constitutionnels est la libre circulation des capitaux.

 

Les institutions de l’UE et leurs extensions nationales sont peuplées de gens qui étaient trotskystes dans leur jeunesse et qui ne ressentent aucun scrupule vis-à-vis des attaques portées par l’UE sur la démocratie nationale. L’ancien ministre allemand des Affaires étrangères Joschka Fischer, l’ancien Premier ministre français Lionel Jospin, et l’ancien président de la Commission européenne José Manuel Barroso, ont un tel profil ; comme d’autres au parcours similaire, ils ont fait progresser le supranationalisme.

 

Les arguments à consonance de gauche en faveur de l’UE passent bien dans les milieux où le « socialisme » n’est en rien un danger réel, mais où le « nationalisme » en représente bel et bien un ; on parle ici d’une forme de nationalisme qui résiste à la perte de l’indépendance nationale et de la démocratie. Une rhétorique de gauche, passant pour radicale, a aidé beaucoup de personnes à se faire une carrière lucrative au sein de l’UE.

 

Une telle europhilie de gauche a contribué à l’effondrement idéologique du parti grec Syriza, qui a fait adopter par ses dirigeants une politique opposée à celle pour laquelle ils avaient été élus. Alors qu’ils aboient contre « l’austérité », MM. Tsipras, Varoufakis et Tsakalotos proclament continuellement croire en l’UE, dont ils semblent penser qu’elle pourrait être transformée, à force de rhétorique, en un défenseur de la solidarité transnationale et de l’euro-keynésianisme.

 

À l’instant critique, il leur a manqué le courage d’accomplir un « Grexit », de répudier les dettes colossales de la Grèce et de procéder à la dévaluation d’une drachme restaurée. Pourtant, seule une telle politique peut faire retrouver à la Grèce sa compétitivité perdue, stimuler sa demande intérieure et ramener la croissance économique, car le troisième renflouement de la Grèce ne marchera pas.

 

Les dissidents de Syriza défendent maintenant un tel projet, tout comme les communistes grecs et d’autres encore. Cet effondrement de Syriza est riche d’enseignements pour les gens de gauche de tous les pays.

 

Il illustre cette vieille vérité que l’établissement ou le rétablissement de la souveraineté nationale, c’est-à-dire d’un État ayant sa propre monnaie, avec le contrôle de ses taux d’intérêt et de ses taux de change, doit être central dans toute campagne sérieuse contre le néolibéralisme et l’austérité imposée par les banquiers, sans parler du combat pour le « socialisme », quelle que soit la définition que l’on veut lui donner.

 

Anthony Coughlan