= L’EUROPE DE L’IMPUISSANCE = À peine lancée, l’opération Irini au large de la Libye est bloquée par Malte ! Et la France se retrouve toute seule… – Une analyse d’Antoine Carthago

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La frégate française Jean Bart attend désespérément ses alliés européens

Qu’est-ce que l’opération Irini ?

Passée quelque peu inaperçue en pleine crise du coronavirus, l’opération de PSDC – “Politique de sécurité et de défense commune de l’Union européenne” – baptisée « Irini », qui signifie « Paix » en grec, a été lancée le 4 mai dernier, après bien des tractations et retards communs aux procédures bureaucratiques européennes.

C’est une évolution de l’opération Sophia, en place depuis 2015, qui visait notamment à surveiller les flux migratoires illégaux en Méditerranée, appuyer et former les garde-côtes libyens et conduire des opérations de sauvetage en mer des migrants.

L’opération Sophia avait déjà conduit à une impasse, en s’attirant les foudres de l’Italie qui accusait ses voisins européens de ne pas prendre leur part des migrants rescapés. Rome avait donc suspendu la participation de ses navires et fermé ses ports à la mission Sophia, qui devint une opération navale… sans bateaux, se limitant depuis mars 2019 à de la surveillance aérienne et des opérations de formation.

L’opération Irini devait faire d’une pierre deux coups : reconduire les actions restantes de la moribonde opération Sophia, mais surtout la « recycler » en une opération de contrôle du trafic d’armes à destination de la Libye, en application de l’embargo décidé par les Nations unies.

Une opération en réalité dirigée contre l’influence turque en Méditerranée

Depuis la chute de Kadhafi en 2011 et ses rebondissements en 2014, la Libye est déchirée par une guerre civile opposant principalement :
– d’un côté le Gouvernement d’entente nationale, présidé par Fayez el-Sarraj et reconnu par l’ONU,
– de l’autre côté l’Armée nationale libyenne (ANL) du maréchal Khalifa Haftar, qui s’est autoproclamé chef suprême du pays.

À gauche : Fayez el-Sarraj, Président du Conseil présidentiel du gouvernement d’union nationale de l’État de Libye, allié de la Turquie et reconnu par l’ONU
À droite : Khalifa Belqasim Haftar Alferjani, maréchal et commandant en chef de l’Armée nationale libyenne (ANL), soutenu par l’Égypte, les Émirats arabes Unis et la France.

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Le premier est militairement soutenu par la Turquie, tandis que le second l’est par l’Égypte et les Émirats arabes Unis (EAU), plus indirectement par la Russie via des mercenaires et discrètement par la France, notamment pour les opérations « antiterroristes » menées dans le sud libyen.

L’offensive de Haftar au début de l’année 2019 a relancé les hostilités et lui a permis de gagner du terrain, notamment grâce à la supériorité aérienne que lui conférait l’appui en drones et en aviation des EAU.

Cependant, le soutien turc au camp de son rival Sarraj, renforcé depuis janvier dernier par la livraison de drones et de système anti aériens, a mis un frein à l’avancée de l’ANL.

Depuis lors, les deux camps continuent de combattre sur une ligne de front relativement figée, tandis que l’ONU ne parvient pas à faire cesser les hostilités attisées par les acteurs extérieurs. De guerre lasse, le représentant de l’ONU pour la Libye Ghassan Salamé a donné sa démission le 2 mars dernier.

LIBYE – Carte des forces en présence au 12 janvier 2020
En jaune, zones sous contrôle du président Fayez el-Sarraj.
En vert, zones sous contrôle du maréchal Khalifa Haftar

C’est dans ce contexte qu’intervient l’opération Irini de l’Union européenne. Elle affirme vouloir mettre en œuvre l’embargo sur les armes en Libye décidé par l’ONU. Mais elle ne peut de facto bloquer que les livraisons d’armement de la Turquie au camp de Sarraj, qui sont les seules à transiter par la Méditerranée. Les livraisons d’armes au maréchal Haftar proviennent en effet, quant à elles, directement de l’Égypte voisine ou par voie aérienne.

Constatant ce déséquilibre, le Gouvernement d’entente nationale de Sarraj a d’ailleurs protesté auprès de l’ONU, dénonçant une opération « biaisée » à son encontre.

On comprend dès lors mieux les motivations des principaux promoteurs de l’opération Irini : la France, soutien discret du maréchal Haftar (bien qu’elle défende officiellement la réconciliation des deux camps et l’organisation d’élections –vœu pieu de Macron qui s’était ridiculisé en assurant en 2018 que des élections auraient lieu dans l’année !) ainsi que la Grèce et Chypre, s’inquiètent des visées turques sur le gaz naturel en Méditerranée.

Ankara monnaye en effet son soutien à Sarraj en échange d’accords pour l’exploitation de ces ressources dans des zones maritimes à la souveraineté contestée.

L’opération Irini, se réclamant de la neutralité onusienne mais dirigée en réalité contre le seul soutien turc, apparait donc comme une tentative de lutter contre l’influence d’Ankara dans la région.

Le « chantage aux migrants » d’Erdogan avec l’Union européenne a certainement contribué à créer une hostilité générale contre la politique turque et à obtenir un accord au niveau européen pour le lancement d’une telle opération.

Le contraste est d’ailleurs flagrant entre les dénonciations du soutien turc à Sarraj, notamment par la France, et le silence assourdissant sur le soutien émirati et égyptien (entre autres) au camp de Haftar, pourtant à l’origine de la dernière offensive et non reconnu par l’ONU.

Le blocage maltais

Les lenteurs de sa mise en place et le recours plus systématique de la Turquie aux livraisons aériennes d’armement auguraient déjà mal de l’impact de l’opération Irini.

Mais c’est un petit pays insulaire membre de l’Union européenne, la République de Malte – 450 000 habitants… – , qui est venu tout bloquer !

Quelques jours à peine après le lancement de l’opération, La Valette (capitale de Malte) a fait savoir qu’elle retirait ses moyens militaires engagés.

De surcroît, Malte a décidé d’opposer son veto à tout financement commun des coûts de l’opération.

Cela signifie en clair que le financement des heures de vol des drones, des arraisonnements et déroutement de navires, de leurs gestion dans les ports de l’UE etc. relèveront des États participant aux opérations. De quoi refroidir les ardeurs des Grecs ou des Italiens, qui doivent déployer des moyens militaires et ouvrir leurs ports à la mission européenne.

Malte (encerclé en rouge sur cette carte) est le plus petit des 27 États-membres de l’Union européenne : sa superficie est de 316 km², soit environ la superficie de Paris et du département des Hauts-de-Seine, et sa population est de 450 000 habitants, soit la population de la Guadeloupe.

Pour l’heure, seule la France a donc déployé sa frégate Jean Bart, isolée en eaux plus que troubles.

Plusieurs raisons expliquent le blocage maltais.

1°) comme Rome, La Valette est outrée de l’absence totale de « solidarité européenne » sur la gestion des flux migratoires. Elle utilise ainsi un moyen de pression pour obtenir de l’Europe la prise en charge de quelques centaines de migrants bloqués sur son territoire.

2°) Malte a toujours été proche de Tripoli, où siège le gouvernement de Sarraj, via des liens économiques, mais également des réseaux de trafics en tout genre. Rappelons au passage que les dirigeants maltais sont réputés être corrompus et même avoir des liens avec la mafia.

3°) Malte s’est naturellement rapprochée d’Ankara à mesure qu’elle renforçait sa présence à Tripoli, et la Turquie est devenu son premier fournisseur en armement. Ainsi, contrairement à Chypre ou à la Grèce, La Valette refuse de se joindre au « Turquie bashing » dont l’opération Irini est le dernier avatar.

Conclusion : opération Irini ou opération « Ironie » ?

Une opération militaire « européenne » qui se voulait emblématique et particulièrement ambitieuse, avec un mandat d’imposition du respect de l’embargo sur la Libye et qui vise la Turquie sans le dire, se retrouve ainsi bloquée par l’action d’un État insulaire… de 450 000 habitants.

L’UE, qui devait mettre un terme à l’embarrassant désaccord européen sur l’opération Sophia, ne fait que monter d’un cran dans le ridicule et le couac diplomatique. L’Ironie de la situation n’aura pas échappé aux observateurs.

C’est là une preuve claire que même les plus petits pays membres peuvent bloquer l’ensemble de l’action européenne, du fait de la règle de l’unanimité, qui s’applique notamment à la politique de sécurité et de défense commune.

C’est une énième illustration que le slogan selon lequel « l’Union fait la force » n’est qu’un bobard de la propagande européiste.

L’Union fait la faiblesse et mène aux blocages dans tous les domaines dès lors que l’on force des États à adopter des politiques communes par idéologie et non parce que ces politiques correspondent à leurs intérêts nationaux.

Pathétique ! Alors que l’Opération européenne Irini, totalement bloquée, sombre dans le ridicule, elle bénéficie d’un site Internet dédié qui continue à en vanter l’efficacité et les mérites de l’Europe de la défense… https://www.operationirini.eu/

L’argument habituel, répété comme un mantra par tous les géopoliticiens européistes en chambre, selon lequel il suffirait que le « couple franco-allemand » ou les « grands États de l’UE » se mettent d’accord pour décider d’actions stratégiques, sombre au fond de la Méditerranée….

Par cet épisode peu glorieux, l’UE étale à la face du monde son impuissance structurelle qui tient aux intérêts divergents de ses États membres. Et c’est malheureusement une frégate française, seule en mer, qui en porte le symbole tragique.

Il est grand temps de mettre un terme au sabordage délibéré des intérêts stratégiques de la France au nom d’une « Europe de la Défense » qui n’existe que dans les cerveaux endoctrinés de dirigeants irresponsables.

Antoine Carthago
Pseudonyme d’un diplomate français
Adhérent à l’UPR depuis janvier 2010